Etrange - Etrange
Chronique
Etrange Etrange
Je ne compte même plus le nombre de jours à partir desquels j'ai commencé à avoir conscience de ce que je suis.
On va alors dire : « Journal de bord n° X-YYY-Z delta ».
Il faut dire qu'en stase totale, les repères sont brouillés. La conscience flotte dans un état mêlé d'anxiété, de déni et d'apathie, comme une rivière furibonde qui, de toute façon, se fracasse la tronche au fond d'un ravin, en une cascade mélancolique et navrante.
Le temps qui s'écoule, même ça, me rend malade. Ne serait-ce que regarder par la fenêtre la valse des voitures et des jours, la démarche rigide du vent et des passants, ça m'est insupportable. Je ferme tout, m'isole dans l'obscurité de songes morts, et je m'enfonce dans mon fauteuil.
Dans le vide d'un esprit pulvérisé, éparpillé au gré des années, un voile pourpre apparaît, et s'évanouit au loin. L' « Exile » commence, tandis qu'un souvenir de musiques que j'ai mises de côté explose en mon cœur. Des noms viennent comme autant d'évidences : DREAM THEATER, LIQUID TENSION EXPERIMENT, notamment son synthétiseur et ses variations qui passent dans plusieurs phases, voilà qui me ramène ma jeunesse, marquée de découvertes toujours plus stimulantes, d'écoutes acharnées et boulimiques. « Plus, plus de Prog », voilà ce que réclamaient et ma chair et mon sang.
Plus de grandeur.
L' « Exile » a du bon, et passe par plusieurs moments qui frôlent des zones dangereuses, mais toujours avec ce sens du dosage de l'équilibriste impeccable. Chaque mouvement, chaque écart est maîtrisé. Sur une nappe galactique, le jongleur poursuit sa voie d'astres en nuages de poussières, tandis que la foudre naît de ses doigts, et vient peindre les nuées de couleurs rassurantes. Les tonalités sont chaudes, agréables, tandis que la pulsation est vibrante, vrombissante. Il semble qu'on me fait don d'un plaisir brut – une offrande généreuse et délicieuse.
Je suis conquis. Mes tensions s'apaisent et, alors que tout s'accélère, je me sens partir plus loin encore, au-delà de mes souvenirs et de ma nostalgie.
La musique m'emporte.
Les variations sont telles qu'on se sent approcher d'un « Titan » sans âge, issu d'un cercle cosmique qui n'est pas le nôtre. Me vient à l'esprit les lettres formant « Equipoise » lorsqu'un piano s'invite aux accords et rythmes monstrueux qu'impose le colosse spatial. On le frôle, ses membres incommensurables menacent de nous déchiqueter, mais l'esquive est toujours à la limite, faisant naître l'espoir le plus ténu face à cette entité insondable dont la chair frémit sous une pulsation intense. L'imagination convoque ces accords de piano tendres qui nourrissent cet espoir, et nous permettent de sentir la force d'affronter la situation. Cette douceur est ce qui réveille l'acuité, et nous rend prompt à tout saisir autour de nous.
Le temps est venu de s'imposer une halte jazz et reposante, afin de se rappeler que nous sommes encore vivants... Avant de remonter pour franchir les frontières. Vaincre le titan a ouvert une faille, à nous d'y pénétrer.
Ici, je découvre « Astralis », dont les textures et teintes me conduisent à ramener près de moi les progressions de WYVERN, ainsi que de MECHINA ou ATOMA, car l'ambiance sonore diffuse un vertige séduisant, teinté de tristesse et de détermination, dans un entre-deux aventureux et galvanisant. L'exploration se fait mouvementée, mais permet cependant d'apercevoir la beauté de cet espace inconnu aux couleurs chatoyantes et reposantes. Je me retrouve ici comme dans le creux du monde, dans la chaleur réconfortante du noyau originel, jusqu'à sentir une accélération qui me sort de ma torpeur, et me conduit à dépasser mes limites, à donner le meilleur de moi-même : à me consumer, uni dans la totalité où des yeux s'ouvrent, tels deux super novae aussi sublimes que soudaine. Tout à coup, des vents cosmiques ardents entravent ma progression. Une tempête de sons fulmine dans mes oreilles, calcine toutes les parties de mon corps. L'écho de cette singularité dévoile un nom – « Nebula » – avant d'ouvrir, via des sonorités néo classiques, un nouveau portail.
Le passage dans ce couloir transitoire se veut nostalgique, envolé et éthéré par des guitares sèches inaccessibles, vestiges de l'adolescent que je ne suis plus, mort et dispersé dans la mémoire de ceux qui m'ont connu.
Il ne reste alors que l'instant présent, martial, inaltérable et insaisissable. Invincible. L'ultime épreuve.
L'affronter est une lutte personnelle et intime, où la conscience et l'être unissent leurs forces et faiblesses, invoquant ce qu'ils ont traversé entre rêves et réalité. Les premiers instants sont fiers et triomphants, mais une pause indique qu'il faut se ménager, savoir se méfier du retour de flamme – rien n'est jamais acquis. Des soubresauts issus de mon aventure sont là pour m'avertir : « Écoute ces mélodies, ces rappels, ces fils rouges. Souviens-toi des récurrences ! »
Après ce nouvel élan, je m'impose un instant de calme, marqué par les tressautements des fibres de mes muscles nourris d'un sang enrichi. Les planètes se reversent sur elles-mêmes, fusionnent en un corps de douleurs et de regrets. L' « Exoplanète » m'apparaît, et me donne à voir ce que justement je voulais fuir : le temps qui passe, notre planète isolée, perdue, et son humanité qui gigote de manière convulsive et répétée, en des patterns désolants.
Mais l'espace vrombit, pris d'une secousse venue du plus profond des failles du Temps. Le corps et l'esprit sont saisis par cette énergie, car la musique vit, transmet, revigore : aussi chancelant sois-tu, et aussi longue que dure ta perdition, il reste le frisson des émotions.
Ma main se ferme vigoureusement, les veines se gonflent. Un sursaut.
Je me sens vivant.
| MoM 24 Octobre 2019 - 2422 lectures |
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