«
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était un chaos, elle était vide ; il y avait des ténèbres au-dessus de l’abîme, et le souffle de Dieu tournoyait au-dessus des eaux. » (Livre de la
Genèse, Chapitre 1, Verset 1).
Un disque abordant la thématique des quatre éléments, même dans le
black metal, ce n’est pas si rare que cela. Mais ce qui fait la spécificité de l’approche d’
ENTERRE VIVANT, c’est que l’on ne sera pas plongé dans une vision théologale judéo-chrétienne, la raison d’être même de la formation étant intrinsèquement liée au Japon. Cependant, pour ceux qui souhaiteraient en apprendre davantage sur la symbolique des éléments, je les renvoie aux passionnants écrits de
Mircea Eliade, historien des religions et mythologue fascinant. A présent, avant d’aller plus avant dans la découverte de «
Shigenso », intéressons-nous un instant aux différents protagonistes impliqués dans le projet.
Le logo est signé
Maxime Taccardi (
K.F.R.), le concept visuel (superbe, s’il fallait le préciser) et le choix des photos reviennent à
Sakrifiss (
PEURBLEUE), le layout étant finalisé par
Borie de la Combe Noire dont nous avons récemment parlé pour son investissement dans le dernier
PRIEURE (
« Magie, ténèbres, amertumes »). Enfin, le mastering a été confié à
Déhà, qu’on ne présente plus tant il est devenu une figure incontournable de la scène extrême européenne. Quant aux musiciens, il s’agit d’un duo :
Sakrifiss donc, au chant et textes, accompagné d’
Erroiak pour les parties instrumentales et également le chant, un être vraisemblablement hyperactif au regard de ses multiples projets :
ERROIAK,
HRAD,
KALDT HELVETE,
LETHIFERE,
OPPRESSIVE LIGHT,
SUICIDAL MADNESS. Le premier vit dans une métropole japonaise depuis 1999, le second hante la campagne française et de ce télescopage de deux environnements qu’à priori tout oppose né
ENTERRE VIVANT. D’abord sous la forme d’un simple EP («
Shiki », 2021), ensuite d’un LP («
Les ténèbres ne sont pas formées d’ombre », 2021), puis d’un deuxième EP (trois versions de la chanson « Les bonbons » de
Jacques Brel) pour aboutir enfin à ce «
Shigenso », véritable accomplissement créatif.
Quatre éléments donc, qui seront illustrés par quatre titres pour une durée totale de près d’une heure. Le calcul est rapide : environ quinze minutes par composition. Les mecs ne se foutent pas de leurs auditeurs. Quant au style, quel est-il ? Un
black metal atmosphérique qui met à l’honneur des instruments japonais tels que le shakuhachi (flûte japonaise à cinq trous, en bambou), le koto (instrument à cordes pincées), le taïko (l’art du tambour) ou encore la clochette traditionnelle. Nous sommes donc face à concept total puisque de l’illustration à la musique en passant par les paroles, mi-françaises, mi-japonaises, tout s’inscrit dans la culture de l’Empire du Soleil Levant.
Un mot sur les textes justement. Alors que la narration introductive de « Le vent » me plonge aussitôt dans une atmosphère à la
ELEND (période
« Winds Devouring Men »), tant pour le style d’écriture que pour le timbre de voix, tout ce qui est chanté en japonais l’est réalisé via des haïkus. J’en viens donc à un premier point : l’intelligence de ne pas avoir cherché à traduire ces brefs poèmes, quasiment tous les experts s’accordant à dire que cela n’a aucun sens puisque dénaturant totalement la force évocatrice et sentimentale de la scène décrite. Ainsi, d’un point de vue purement langagier, les deux mondes coexistent autour de deux paroles : une nippone qui ne cherche pas à se franciser afin de revendiquer pleinement son pouvoir évocateur et celle de Molière (poncif, quand tu nous tiens) n’essayant pas de se japoniser en s’appropriant des haïkus qui n’auraient de toute façon aucun sens pour un Occidental. D’ailleurs, cette volonté de rester pur, je la trouve parfaitement illustrée par cette voix de fillette dans le titre « Le feu » : «
Je veux garder mon innocence et ne jamais devenir impure. Comment éviter votre errance, vos peurs vos doutes et la luxure ? Aimez-vous donc tant la souffrance pour que vos vies soient des fractures ? ».
Toujours en restant sur cette thématique des voix, au-delà des langues, il y a la façon de les raconter, de leur donner vie. Et là encore, «
Shigenso » est d’une richesse rare : le chant est tour à tour parlé, susurré, déclamé, hurlé, se fait tantôt croassement (ça ne plaira sans doute pas à tout le monde) tantôt plus classiquement criard, imposant ou soumis à des forces qui le dépasse, cette polyphonie étant pour beaucoup dans le sentiment de grandeur qui se dégage du disque. D’ailleurs, en termes de progression narrative, chacun sera à même d’inventer son histoire, les musiciens ont certainement la leur mais, pour ma part, je vois choses ainsi : le vent mugit (la moindre bourrasque me replonge aussi sec dans «
La horde du contrevent » d’
Alain Damasio), attise le feu que l’eau finit par éteindre avant que les derniers soubresauts d’une terre qui veut se calmer mais qui n’y parvient plus (« La terre ») appelle à un nouveau départ : «
Elle fera tout trembler pour un nouveau début ». Une interprétation parmi tant d’autres possibles du récit de voyage narré par les deux protagonistes.
Evidemment, un tel travail littéraire n’aurait pu être gâché par une musicalité médiocre ou une production bâclée. Concernant ce dernier point, la collaboration de
Déhà (mastering) et d’
Erroiak (mix, production) est un modèle d’équilibre et d’intelligence. Dans l’esprit, on se rapproche de groupes tels que
SUMMONING ou
WINDIR, c’est-à-dire quelque chose de clair, pour ne pas dire de fondamentalement lumineux, où les instruments traditionnels ne prennent jamais le dessus sur les aspects métalliques, et réciproquement, avec des voix idéalement mises en valeur (y compris celle féminine, trop rare, de
Mayana), ce qui est d’autant plus appréciable que les paroles sont recherchées, du moins les françaises, je ne lis pas le japonais, mais je n’ai aucun doute sur ce point. Cela aurait vraiment été regrettable si elles avaient été noyées dans la saturation des guitares, voire reléguées à un simple accessoire alors qu’elles sont l’un des piliers de l’album.
Pour évoquer plus directement l’instrumentation, elle se montre aussi ambitieuse que le laissaient espérer la durée des morceaux ainsi que la beauté générale de l’esthétique. Nous sommes bien loin d’un
raw black qui filerait à toute allure vers un idéal lo-fi, ici ce sont bien les tempos moyens qui prédominent, les ambiances, avec une attention particulière portée aux mélodies épiques. Et aussi simpliste que cela puisse paraître, à l’écoute, l’auditeur percevra une analogie entre les riffs et les éléments qu’ils décrivent. Ainsi, « L’eau » passe par tous les états : de la pureté limpide d’un lac de montagne à la marre saumâtre, du clapotis léger caressant la Plage d’émeraude aux vagues scélérates. Quelque part, il y a de la synesthésie dans les compositions d’
ENTERRE VIVANT. Des odeurs salines, feu de bois mourant, goudron chaud trempé par une averse soudaine, sous-bois humide… En soi, nous ne sommes pas face à une musique très démonstrative dans le sens où il n’y a pas de solos, pas d’envolées de clavier, pas de rythmiques alambiquées, tout se joue dans l’épure, la finesse du trait, une forme de retour à l’essentiel. Du
wabi-sabi black metal ? Pourquoi pas après tout ? Nous retrouvons bien dans «
Shigenso » le mélange de ces deux principes : le
wabi pour tout ce qui relève de la solitude, de la mélancolie, de la nature, et le
sabi pour ce qui concerne le vieillissant, le jauni, le sale. Quand le pragmatisme du terroir s’allie au zen…
C’est un bien beau voyage que nous offrent ces deux reclus. L’on y côtoie la grâce et la crasse, l’oppression urbaine et les campagnes désertes, le poète empli d’espoir et un pendu anonyme d’Aokigahara. Oui le
black metal a définitivement encore des choses à exprimer, du moins tant qu’il y aura des compositeurs qui utiliseront à bon escient leur imaginaire.
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