Je ne l’aurais pas parié à l’époque de
« Humble Sillon » mais, pourtant,
Kaëlig Cornec continue de faire vivre son imaginaire uniquement instrumental au sein de
TENEBRISME, nous proposant donc en ce dernier trimestre 2024 son quatrième LP : «
Sisyphe ». Si l’homme était déjà un habitué des compositions dépassant allègement le quart d’heure, il a pour l’occasion vu les choses en très grand, le titre éponyme culminant à quarante-et-une minutes. C’est osé, si ce n’est risqué.
L’album s’ouvre sur une reprise, « La question sans réponse », de
Charles Ives, un compositeur américain du début du vingtième siècle. Pas étonnant outre mesure étant donné que l’on retrouvait du
Alexandre Scriabine (pianiste russe mort en 1915) dans
« Nous n’avons que le choix du noir ». Toujours ce fond culturel atypique dans le
black metal, l’atypisme de ce disque ne se concentrant d’ailleurs pas uniquement dans ce prélude. En effet, les choix artistiques du compositeur l’amènent à devoir toujours plus développer, travailler ses ambiances qui, si elles savent ponctuellement se montrer agressives (un peu avant la septième minute jusqu’à la huitième par exemple, il nous offre une bonne séance de blast) dans ce registre
black atmosphérique qu’il affectionne, cèdent toutefois beaucoup de terrain à des éléments davantage expérimentaux. Ambiants, certes, mais pouvant également frôler la musique concrète, voire atonale peut-être, je n’irai pas jusqu’à écrire savante mais dans tous les cas suffisamment différenciante et originale pour se démarquer fortement de ce qui se fait habituellement au sein de la sphère
BM, qu’elle soit française ou internationale.
Il reste que les influences de l’homme sont tout de même difficiles à cerner. Je pourrais parler de
DEAD CAN DANCE mais sans son mysticisme et ses aspects ethniques, évoquer une approche
black lo-fi tout en conservant un souci de lisibilité, un ancrage mélodique et progressif qui ne correspond que trop peu à l’absolu minimalisme requis par ce genre, finalement tenter un détour par la grande famille du
post mais là encore
TENEBRISME brouille les cartes en sabordant systématiquement les tentatives de s’élever vers le beau à l’aide de brusques bourrasques
metal. À ce titre, cette dimension cyclique pourrait être vue comme l’illustration du mythe abordé de Sisyphe. Les instants lumineux, apaisés, symboliseraient la montée, l’éveil, l’élévation au-dessus de la misère de la condition humaine et lorsqu’on pense toucher au but, atteindre la plénitude de l’être enfin libéré de ses tourments, une décharge de guitares rêches, souffreteuses, renvoie l’homme à son statut initial, peut-être même plus bas car il porte désormais en supplément le poids de ses échecs répétés. Il recommence pourtant, avec davantage de force (vers la trentième minute), davantage d’engagement, un surcroît de foi, rien n’y fait, la chute n’est plus éventuelle mais inexorable, l’unique achèvement possible, le seul doute concernant le moment où elle surviendra.
Et alors que défilent les minutes de « Sisyphe » me vient en tête la question de la musicalité même de ce projet. Avec cet album, il me semble que le compositeur a franchi une espèce de Rubicon : ce sont désormais les tessitures sonores qui prévalent, les variations d’intensité, les couleurs plutôt que les instruments, la technique où encore l’aspect tout simplement « chanson » qui régissait encore les sorties précédentes. Ici, je pense que l’on rentre de plain-pied dans de purs ressentis émotionnels, comme peut l’incarner
LUSTRE par exemple, tout en s’éloignant drastiquement du
metal au profit d’autre chose de quasiment pictural. Décidément, ce groupe n’en finit pas de m’étonner, je persiste et signe néanmoins : j’aimerais savoir ce que donneraient les compositions avec un chanteur, même ponctuel, car il me manque parfois une dimension vocale pour ne pas décrocher, un murmure, un appel à l’aide, quelque chose qui rattache l’entité à l’organisme là où la musique s’en éloigne de plus en plus, privilégiant l’esprit au « bas-corporel » si cher à
Rabelais.
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