C'est un fait bien connu de toute la classe ostensiblement supérieure de l'humanité : plus on est proche de la perfection, plus les exigences à notre encontre sont élevées. Moi par exemple, qui suis objectivement doté d'un intellect hors norme, d'une verve touchant au sublime, d'un physique plus que gracieux et qui, à défaut d'être riche, suis en passe de le devenir ; moi donc, je fais l'objet d'attentes inaccessibles voire inappropriées. Quel être sensé oserait en effet demander à un tel chef d'œuvre fait homme – et quel homme ! – de faire la vaisselle et de ne pas laisser traîner ses sous-vêtements par terre ? Et bien c'est exactement pareil avec Mekong Delta : on n'est tellement incapable d'atteindre un tel niveau de talent que l'on se surprend à pinailler à la moindre baisse de régime. Il n'y a en effet pas qu'en matière de saucisses et de gestion des finances publiques que les allemands nous sont supérieurs, et il suffit de voir le nombre de groupes cultes possédant l'accent de Jacques Villeret dans son plus beau costume pour s'en convaincre. Parmi tous ces cadors, Mekong Delta est sans doute l'un de ceux que je préfère, mais je ne sais absolument pas pourquoi cela fait plusieurs mois que j'essaye d'écrire cette chronique sans arriver à trouver l'angle pour critiquer ce nouvel album de nos cousins germains. Pourtant, et alors que
Lurking Fear avait plutôt pas mal fait parler de lui,
Wanderer On The Edge Of Time semble être sorti dans un relatif anonymat et aurait bien besoin d'un bon coup de main. C'est d'autant plus étrange que la discrétion n'est pas vraiment ancrée dans la tradition allemande.
Trois ans se sont donc écoulés depuis l'excellent album de reformation de Mekong Delta au line-up idéal, puisque le génial Ralph Hubert s'était entouré du non moins génial Peter Lake (guitariste démentiel responsable de la folie nommée Theory In Practice), du talentueux Leo Szpigiel et du célèbre Uli Kusch (Helloween parmi tant d'autres) à la batterie. Manque de bol, Ralph a décidé de ne pas reconduire l'essai pourtant concluant avec ces trois là, et a préféré comme à son habitude piocher dans les talents relativement inconnus de la scène locale. Hormis Alex Landenburg, actuel batteur de Axxis et At Vance (dit comme ça on pourrait penser à Axis Of Advance, mais en fait c'est beaucoup moins sexy) qui a aussi fait une courte pige chez Annihilator, difficile en effet d'avoir entendu parler de Erik Adam H. Grösch et de Benedikt Zimniak, alors qu'ils officient pourtant à un poste à haut risque : guitariste chez Mekong Delta !
Là où
Lurking Fear était une ode à la virtuosité, une œuvre aux mélodies aussi improbables et savoureuses que démentiellement techniques,
Wanderer On The Edge Of Time fait figure de retour aux sources un peu sage, puisqu'il est à plus de la moitié composé de mid-tempos, d'intermèdes et autres plages franchement lentes. Bien entendu, le reste de l'album reste dans la grande tradition du techno-thrash dont Mekong Delta a été un des pionniers, les riffs rapides et changeants soutenus par la basse sautillante de Ralph Hubert sont donc encore de la partie. Mais le sentiment que ce nouvel opus n'a pas la magie de son prédécesseur ne quitte pas l'auditeur une seconde, entre un « A Certain Fool (Le Fou) // Movement 1 » à la limite de la ballade, un « The 5th Element (Le Bateleur) // Movement 2 » vraiment pas mal mais qui manque d'un zeste de folie, on se dit que l'énergie manque un peu au rendez-vous. C'est pareil pour « The Apocalypt - World in Shards (La Maison Dieu) // Movement 3 » qui ne passera pas à la postérité malgré son imparable duel de solistes, et pour « King With Broken Crown (Le Diable) // Movement 4 » qui malgré l'utilisation d'un cithare s'avère être extrêmement plat, comme le confirme son clip assez peu intéressant.
En fait ce sont tous les interludes qui font la saveur de
Wanderer On The Edge Of Time, et pas de bol, ils sont plutôt courts, même si ils demeurent excellents. Il n'y guère que l'enchaînement entre « Intermezzo (instrumental) // Movement 5 » (qui comme son nom l'indique, est un instumental archi-classique de Mekong Delta à la fin délirante) et « Interlude 4 - Group », sans doute le meilleur titre de l'album, qui renvoie à au génie de
The Lurking Fear. Dommage que « Affection (L'Amoureux) // Movement 6 », une ballade complètement pop aux textes si mièvres qu'elle pourrait sans problème passer à la radio, vienne gâcher la fête quelques secondes plus tard...
En fait, le principal défaut de cet album est son concept : à l'image d'une œuvre classique, il est divisé en mouvements, chantés, globalement lents et assez peu complexes, entrecoupés d'interludes qui sont autant d'instrumentaux bien plus énergiques.
Wanderer On The Edge Of Time n'échappe donc pas au grand travers des œuvres « nobles » : un désespérant manque d'intensité sur quelques trop longues périodes, à peine contrebalancé par une débauche frénétique de notes diverses sur de trop courts passages, qui sont généralement les seuls que l'on retient (les ouvertures et allegro étant à de très rares exceptions les portions les plus congrues mais connues du classique). C'est cette variation dans l'intensité qui fait inexorablement chuter l'attention de l'auditeur bien avant la fin d'un album pourtant pas si long.
C'est d'autant plus dommage que tous les morceaux ou presque, pris individuellement, sont très bons, et qu'il n'y a rien d'autre à reprocher à ce nouveau Mekong Delta. Même si le nouveau duo de guitaristes n'arrive pas à faire oublier le génial Peter Lake il s'en tire avec les honneurs et sans jamais faillir, et il en va de même pour le nouveau batteur qui effectue sensiblement le travail que Uli Kusch. La véritable différence se situe au niveau du chant, désormais un peu moins aigu, qui passera sans doute beaucoup mieux au près de pas mal de monde, même si il reste dans un registre similaire à celui de tous les précédents chanteurs du groupe.
Et c'est là toute la difficulté de la chronique : comment noter un album objectivement bon, dont le seul concept vient tenir un bilan globalement positif mais indubitablement inférieur à ce que le groupe a pu proposer dans ses jeunes années ainsi que lors de sa reformation ? J'en viendrais presque à oublier la qualité du son, l'écriture d'orfèvre de Ralph Hubert, l'originalité toujours au rendez-vous d'un groupe qui pourtant propose peu ou proue la même recette depuis vingt ans.
Wanderer On The Edge Of Time est un bon album c'est indéniable, mais il lui manque la complexité de
Lurking Fear, la beauté de
The Music Of Erich Zann ou les expérimentations de
Kaleidoscope. Sans être totalement en roue libre, Mekong Delta propose un album sans réelle prise de risque, un album auquel il manque un grain de folie, un album qui en définitive, ne comporte pas la magie que l'on pouvait trouver chez son prédécesseur. Pas de quoi faire fuir les fans de toujours, mais pas de quoi non plus attirer les foules en délire. On comprend un peu mieux pourquoi cet album, totalement à contre-courant de la mode actuelle, est sorti dans un tel anonymat...
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