Ataraxie - Anhédonie
Chronique
Ataraxie Anhédonie
Je l'ai sans doute déjà dit ailleurs mais cela s'applique parfaitement ici : il y a des albums qui méritent une place en bibliothèque autant que dans une étagère à disques, des albums dont les notes font un effet semblable à des mots lus et qui éclairent de leur justesse comme dans la meilleure des littératures. Le doom, style littéraire par excellence, s'y prête particulièrement par ses riffs longs comme des phrases, ses progressions narratives, ses juxtapositions élaborées, son attrait pour les études de caractère vécues de l'intérieur.
Et Anhédonie est sans doute l’œuvre de doom illustrant le mieux cette idée. Ataraxie, ce groupe extrême dont il est inutile de rappeler ici le patrimoine musical bien connu – rapide mise à jour pour les retardataires : My Dying Bride, diSEMBOWELMENT, Bethlehem, à secouer très fort et laisser reposer quelques années dans la solitude d'un salon français –, y est si proche de cette image de dandy décadent et digne telle une noblesse constatant son extinction prochaine, qu'il me donne à chaque fois que je me prépare à l'écouter le sentiment de toucher une couverture ancienne, tripoter des feuilles au grain vieilli et à l'odeur marquée par l'âge, effleurer des caractères imprimés avec profondeur par une machine d'époque.
Rayon « classiques français », section « XIXème siècle », étagère voisine à celles des éditions complètes de Jules Barbey d'Aurevilly, Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans : voilà où je place Anhédonie dans mon esprit, celui-ci étant tant marqué par la morbidité aristocratique de la « charogne 1900 » qu'il donne l'impression d'écouter un livre-audio au propos proche d'À Rebours, son mal de vivre, sa complexité d'anatomiste des Arts, sa sensualité compliquée ayant trop goûté aux bonnes choses et ne sachant plus comment stimuler ses organes du plaisir. Que ce soit sur « Silence of Death » et ses passages death exécutés la névrose au bout de doigts rigides, touchant et retouchant avec plus en plus de rudesse des cordes âpres, ou « Avide de Sens » et ses longues leads éplorées, ses mélodies dorées répétées jusqu'à ce que le spleen laisse place à la nausée, Ataraxie est ici au plus près de sa nonchalance d'apparat finissant par faire apparaître une maîtrise excessive de personne ne sachant plus jouir de l'immédiat. Pour preuve, le chant à chutes nerveuses exaltées et réitérées de Marquis où chaque syllabe est disséquée, chaque murmure caressé.
Il y aurait tant à citer dans ces soixante-quatorze minutes, tant de passages dont il faudrait parler, tant de moments d'éclat où la sécheresse fait pousser une fleur blême, aux pétales doux et aux couleurs éteintes... Si j'ai déjà pu discourir sur la scène de Rouen et ses liens avec une certaine tradition française faite d'un érotisme allant jusqu'à la défloration intérieure, de langueur traînante de ressacs donnant son sens plein à l'expression « vague à l'âme », Anhédonie s'impose comme le mètre-étalon de ces délicatesses-ci, jusqu'à une production qui, bien que renvoyant à un album comme The Light at the End of the World de My Dying Bride, paraît hexagonale dans ses enluminures ternes, sa puissance granuleuse et son cristallin au bord du craquement.
Et... Il va falloir s'arrêter là. Difficile de parler d'un disque qui, au-delà d'une certaine monographie d'une époque, fait ressentir autant ce trouble existentiel irrésistible, fatal, dont on cherche à se détourner mais se rappelant toujours à nous, sans tomber dans l'outrancier. Chose dans laquelle fonce Anhédonie par sa durée excessive, ses guitares s'arrêtant bien après leur temps, cette voix n'en finissant plus de tartiner son vocabulaire développé, ses mots cherchant à définir leur maladie et s'éteignant en se multipliant, comme de nombreux aveux d'échec. C'est pour cela qu'il n'est pas à considérer comme un disque marquant comme on peut en avoir l'habitude, ces belles musiques nous transportant encore et encore et où l'on revient avec plaisir. Non, Anhédonie est marquant non pas pour ce qu'il offre, mais pour ce qu'il dévoile, ce qu'il révèle dans son langage finissant par devenir le nôtre, sa capacité à mettre en forme ce que nous n'arrivons pas à tenir dans nos mains. Plus que jamais, de la littérature.
| lkea 30 Juillet 2015 - 1340 lectures |
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