Dormir par terre en compagnie de deux chiens suédois serait-il la recette miracle pour produire un chef d’œuvre intemporel ? Sans doute pas, car on voit assez peu de punks à canidés déambuler au conservatoire afin de parfaire leurs compétences en théorie harmonique, faisant partie d'une caste sociale préférant généralement juste une pinte à une quinte juste. Mais loin d'être à la rue alors que 1997 approche, la fortune sourit à Philippe Courtois de l'Argilière (S.A.S pour les non-intimes), qui voit Holy Records se porter comme un charme grâce à Septic Flesh, Orphaned Land et surtout Elend, qui avec son deuxième album aura vendu la bagatelle de 24000 exemplaires. Une manne financière presque inespérée qui pousse S.A.S à concrétiser ses projets de grandeur en s'offrant un voyage en Suède pour enregistrer le troisième album de Misanthrope aux Fredman Studios, sous la houlette du très connu Fredrik Nordström, producteur de tous les best-sellers d'alors, et qui fera un excellent travail. Un enregistrement qui s'est passé en compagnie de Dark Tranquillity qui enregistrait
The Mind's I et d'une bonne partie de In Flames, qui préparait
Whoracle, notamment Anders Fridén (alors assistant de Nordström) qui posera quelques backing vocals sur « Hands Of The Puppeteers », et Jesper Strömblad qui fera le dernier solo sur « Hypocondrium Forces », hébergant également Misanthrope chez lui, entre ses chiens baveux. Et il aura du monde à héberger, puisqu'au duo historique s'ajoutera dès 1995 Jean Baptiste Boitel, formidable guitariste aux inspirations mélodiques qui feront les beaux jours du groupe pendant plusieurs années, et Sergio Cruz un an plus tard, un Argentin de 29 ans, dont vingt-un de piano tout de même, ancien professeur de Jean-Jacques Moréac. Deux musiciens extrêmement compétents, même si c'est principalement l'apport de Sergio Cruz qui transfigurera le style de Misanthrope, car là où Alexandre Iskandar n'avait fait qu'un travail d'arrangement en n'utilisant les claviers que comme support, avec une grande réussite par ailleurs, l'Argentin fera du clavier une utilisation bien plus audacieuse, apportant une ligne mélodique à part entière dans un ensemble déjà bien fourni où les trois cordistes jouent rarement la même chose. S'il saura se faire discret voire absent (sur « Irrévérencieux » ou « Impermanence et Illumination », et lors de presque tous les passages vindicatifs), et apporter la touche d'ambiance qui faisait le sel de
1666... Theatre Bizarre, c'est quelques fois lui qui mènera la danse, comme sur les merveilleuses accélérations de « La Dandy », son approche théorique contrebalançant parfaitement l'enthousiaste spontanéité de ses trois cadets. N'allez pas pourtant croire que ce troisième album, sobrement baptisé
Visionnaire, fût le fruit d'une quelconque improvisation ! C'est là l'incroyable résultat d'un travail titanesque et d'une énorme dose d'audace, qui permettront à Misanthrope d'obtenir l'admiration en ces temps où le metal français était aussi rare que peu apprécié en dehors des frontières (comme dedans, d'ailleurs). La visibilité des groupes d'Holy Records n'a pas été le seul facteur qui a fait de
Visionnaire un succès commercial, et c'est bien un véritable chef d’œuvre, sans aucunement galvauder ces termes, qu'engendra Misanthrope il y a de ça plus de quinze ans.
Avec ce voyage au Fredman, on a beaucoup comparé
Visionnaire aux albums de death mélodique de référence d'alors, en particulier suédois puisque Misanthrope aura côtoyé les plus importants lors de l'enregistrement. Et si la mélodie est effectivement l'élément central de compositions qui lorgnent désormais très nettement vers les formes plus raffinées du death metal, il faut toutefois largement relativiser l'influence des productions suédoises d'alors, Misanthrope ayant pris une direction bien plus complexe et diverse que In Flames et At The Gates, tout en sachant que Holy Records avait refusé de signer l'album auquel on compare le plus souvent
Visionnaire, le célèbre
The Gallery de Dark Tranquillity, qui n'avait pas emballé Philippe et Séverine aux premières écoutes. Tout exercice de filiation est de toute façon extrêmement risqué avec ce troisième album de Misanthrope, qui n'a même pas gardé une paternité évidente avec
1666... Theatre Bizarre, et si l'on peut comprendre que certains voient un lien entre le death mélodique venu de Suède et les deux titres les plus classiques de cet album, à savoir « Hypocondrium Forces » et « Hands Of The Puppeteers », tout le reste transcende allègrement les frontières du death metal pour ne demeurer que ce style, inimitable et identifiable dans la seconde, qui fera la force de Misanthrope. Mais jamais dans l'histoire du groupe un album ne jouira d'une aussi grande liberté, passant de la mélodie la plus calme et pure à des riffs ultra-efficaces parfois au sein d'un même titre. En étant beaucoup moins calibré que les albums qui suivront,
Visionnaire se permet toutes les fantaisies et demeure l’œuvre la plus folle, la plus complète et la plus jouissive de Misanthrope, qui a dû enregistrer ces onze titres dans l'urgence, en deux petites semaines, jour et nuit, dans un Fredman Studio débordé. Un sentiment d'urgence palpable durant soixante-dix minutes qui passent d'autant plus vite que pas une seconde ne semble tenir du remplissage : pas d'intermède, pas de plage d'ambiance, seulement de la guitare, de la basse, de la batterie et un clavier parfois encore plus rapide que le reste, de la première à la dernière seconde.
Dans sa quête d'extrême, Misanthrope a trouvé l'équilibre précaire entre le subtil raffinement et la fureur vindicative, faisant de
Visionnaire un chef d’œuvre de contrastes, un des rares albums de l'histoire du metal extrême qui osera donner à un clavier virtuose un rôle prépondérant sans le cantonner dans les profondeurs du mix ou le laisser à un rôle d'accompagnement.
Visionnaire, sans doute trop varié pour plaire à un large public, m'a toujours évoqué le parcours de Cynic ou des dernières heures de Death, osant quelque chose de tellement nouveau et audacieux qu'il demeure encore aujourd'hui épargné par le temps et la mode, tout en divisant largement les auditeurs. Plus que jamais Misanthrope cherche une beauté qui confine au sublime, notamment sur « 2666 » et « La Rencontre Rêvée » avec leurs vrais faux airs de jazz/fusion presque lounge qui évoquent sans peine le « Textures » de Cynic, tout comme sur ces longues et belles envolées mélodiques de « Futile Future » qui ne sont guère comparables qu'aux plus belles heures du
Tribes de Sadist. Mais
Visionnaire est aussi hargneux qu'il est beau, comme en témoigne parfaitement « Le Silence des Grottes », sans doute le morceau le plus efficace de l'histoire de Misanthrope avec son introduction et son refrain purement death metal, qui contraste à merveille avec son superbe interlude à 3:30, empêchant ce somptueux titre d'être complètement unidimensionnel. Car
Visionnaire est un album aux mille visages, qui allie le sublime à l'ire frénétique, fait s'enchaîner la supplique de « La Rencontre Rêvée » à la complainte du maladif « Irrévérencieux », une œuvre totale comme rarement le metal extrême en aura produit.
Est-ce cette dualité qui fait sa grandeur, ou bien plus simplement cette magie du riff estampillé Misanthrope, efficace et mélodique sans être trop complexe afin de rester dans toutes les mémoires, même du fan de heavy metal moyen ? Cet album forme un tout indescriptible, il se permet la folie de la complexité sur « La Dandy », le riffing simple mais aux arrangements délicats de « Futile Future », tout comme le contrepoint délicat d'un « Bâtisseur de Cathédrales » qui fera date. Symptomatique d'un groupe qui n'a jamais cherché autre chose qu'à faire les meilleures compositions possibles,
Visionnaire est souvent complexe mais parfois aussi simple que l'évidence, sans jamais tomber dans l’esbroufe ni l'odieux simplisme, il souffle celui qui s'y perd par son ambiance, son raffinement, et – osons les mots qui pousseront nos lecteurs les plus incultes à ouvrir un dictionnaire – sa déliquescence. Il faut d'ailleurs saluer l'admirable prestation vocale de S.A.S, qui, couplée avec les meilleures paroles qu'il ait écrites avec celles de
Libertine Humiliations, garantit au style de Misanthrope une originalité totale. Avec un rythme parfait et ses intonations les plus agressives, ses vocaux réussissent à porter tout l'album, alternant toujours les textes en anglais et en français dans un style aussi personnel que clivant. Au delà des trésors musicaux que cet album renferme, les vocaux sont sans doute l'élément qui m'a convaincu que
Visionnaire avait véritablement atteint une véritable forme de perfection, se permettant des placements, des intonations qui font que « Impermanence et Illumination », « La Rencontre Rêvée » et « Irrévérencieux » de véritables chefs d’œuvre dans tous leurs aspects. Et si tout n'est pas égal, que « La Dandy » comporte un passage un peu facile, que « Visionnaire » n'a peut être pas un texte au niveau des autres, on oublie vite ces quelques imperfections pour ne plus se souvenir que de ces merveilles qu'aucun autre groupe que Misanthrope n'a su offrir.
Sans être d'une trop grande complexité, grâce notamment à des structures assez classiques qui le rendent très accessible,
Visionnaire regorge de petits détails, d'essais sonores et d'expérimentations qui rendent sa réécoute extrêmement agréable – il est d'ailleurs sans doute le seul de ma collection que je peux écouter en boucle sans risquer de me lasser. Même pour un album de Misanthrope, dont l'originalité est la seule bannière et la mélodie le bras armé, il surprend par son inventivité et sa richesse sonore, et surtout son incroyable cohérence, dans l'esthétique comme la qualité. Comportant à lui seul la plupart des meilleurs titres du groupe,
Visionnaire a réussi l'exploit d'avoir une réédition surpassant l'original, pas tant par le remaster qui a à peine modifié un excellent mix, mais par l'ajout de longues minutes de musique, portant le tout à une heure dix, que l'on ne voit pas un instant passer. En plus d'inverser les places de « 2666 » et « Futile Future » (ne me demandez pas pourquoi), elle contient un inédit présent sur le
Recueil d’Écueils, le fabuleux « Impermanence et Illumination », dont je me demande encore pourquoi il n'a pas figuré sur l'édition originale, puisqu'il est à mon sens un des tous meilleurs titres de l'histoire de Misanthrope, avec un refrain virevoltant imparable et surtout un travail vocal phénoménal, où les phrasés de S.A.S. se superposent frénétiquement sur des riffs pour le coup extrêmement proches du death technique classique. Une raison suffisante pour faire de cette réédition un indispensable, mais elle comporte également la véritable version de « La Dandy », plus longue d'une minute vingt, et qui ajoute un nouveau riff furieux, basse virevoltante en avant, faisant de la deuxième moitié du titre un des véritables joyaux de l'histoire de Misanthrope grâce à un tourbillon de mélodies incomparable. Dommage que sa première moitié possède un riff mid-tempo peut être un peu trop banal pour que ce titre atteigne la perfection de « La Rencontre Rêvée », sans doute mon titre préféré du groupe, ou de « Irrévérencieux », montrant tour à tour le visage doux et courroucé d'un groupe qui aime plus que jamais prendre son auditeur à contrepied.
Visionnaire marquera l'arrivée en fanfare de Misanthrope dans la cour des grands, grâce à une production enfin irréprochable et une promotion soutenue par un bouche-à-oreille de nombreux conquis, d'ailleurs principalement étrangers, et à un premier sold-out qui poussera à cette réédition plusieurs années après, en 2005. Parallèlement, le sondage annuel du journal Hard Rock montrera le groupe classé pendant de nombreuses années, d'abord cinquième puis groupe français de l'année avec l'album suivant et même, si mes souvenirs sont bons, avec
Immortel. Un peu comme si au Canada Unexpect était soudainement devenu plus populaire que Cryptopsy... Est-ce que
Visionnaire a laissé des traces sur la scène française pour autant ? Difficile à dire, car aucun autre groupe ne s'approche du style de Misanthrope, encore plus à l'époque qu'aujourd'hui, et cette pépite pousse plus à l'expérimentation personnelle qu'à un bête pastiche qui serait de toute façon très difficile à réaliser. Si Alceste et Célimène sont des prénoms assez peu populaires dans les cours de récré, malgré les efforts de David Martial, c'est bien que la thématique de Misanthrope est aussi difficile à s'approprier que son style , tous deux trop personnels et trop singuliers pour susciter ce consensus mou qui font les bons albums, de l'avis général. C'est là tout le mystère d'un album à la plume audacieuse, au succès véritable, mais dont le particularisme revendiqué le destine à demeurer largement dans l'ombre des grands courants du metal extrême auxquels on a bien du mal à le rattacher. Tout comme on ne saura jamais qui est ce très bon batteur session au nom imprononçable, ni ce qu'il adviendra de Sergio Cruz, on se demande encore aujourd'hui pourquoi Misanthrope a tari ce souffle inventif, rentrant presque dans le rang avec un style beaucoup plus calibré ( j'allais dire couplet/refrain, mais ce sont moins les structures des titres qui ont changé que l'audace mélodique qui s'est amenuisée) dès
Libertine Humiliations. Le groupe y gagnera beaucoup de fans, un gros succès commercial même au regard des critères de l'époque, mais jamais ne retrouvera l'aura de
1666... Theatre Bizarre ou le sublime de
Visionnaire, malgré de très bons albums à venir.
Voilà, il est trois heures du matin, mes hauts parleurs hurlent encore, et j'ai dû perdre les trois quarts de mes lecteurs avant le douze-millième signe, mais qu'importe, je conserve pour cette merveille l'enthousiasme immodéré de mes jeunes années. Depuis que j'ai commencé à réécouter en boucle la discographie de Misanthrope pour la chroniquer, j'ai dû savourer
Visionnaire une soixantaine de fois, alors que cela fait des années que je connais cet album par cœur de la première à la dernière seconde. Je reste toujours émerveillé par « La Rencontre Rêvée », toujours soufflé par l'intensité de « La Dandy », toujours subjugué par la beauté de « Visionnaire », alors même que j'attends le déclic qui mènera à l'overdose et me donnera la force de le ranger dans l'étagère. Mais je sais depuis longtemps que ce moment ne viendra jamais.
Visionnaire est encore plus addictif qu'une drogue dure, car il procure le même plaisir quel que soit le moment où on l'écoute, quelle qu'en soit la fréquence, sans que jamais on recherche à revenir au plaisir de la découverte, sans doute un peu ardue d'ailleurs, puisque j'ai moi même mis du temps à l'apprécier. C'est une découverte permanente, un album qui subjugue sans lasser, une ode à l'originalité dans un metal extrême ultra-formaté. C'est l'audace des grandes œuvres que de sortir des sentiers battus pour tracer leur propre voie, et des albums aussi grands que celui-là, ils ne se comptent que sur les doigts de la main dans ma collection. Alors à moins d'une allergie vocale, si vous aimez de près ou de loin le vieux techno-death, que vous avez déjà apprécié un titre de Misanthrope au détour d'un vieux sampler, et que vous avez dix euros à dépenser intelligemment, achetez donc la réédition de
Visionnaire, qui est ce que l'original aurait dû être, à l'exception peut être du boîtier jaune fluo. Sinon vous passerez à jamais à côté de ce qui est sans doute le seul album véritablement parfait de l'histoire du metal français.
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