Qu'elle doit paraître lointaine à certains l'époque où un groupe de metal débutant prenait son temps pour devenir professionnel, développant sa technique, affinant son style et gagnant en réputation à mesure que les années s'écoulaient. Pas étonnant qu'avant la fin du précédent millénaire, Philippe Courtois de l'Argilière, qui se fît enfin surnommer S.A.S. (sans doute parce que c'est beaucoup plus court à écrire), dise dans Hard'n'Heavy que « personne ne nous aimait avant
1666... Theatre Bizarre ». Sans doute parce que peu de monde en dehors des Holy maniacs et des spectateurs de quelques rares concerts avait entendu parler du groupe, ce qui sera corrigé en 1995 avec la compilation
Brutale Generation bien connue des amateurs de death metal de l'Hexagone, où figurait la première version du titre phare des lives de Misanthrope : l'excellent et inhabituellement brutal « Roman Noir ». Peut être aussi grâce au succès grandissant de Holy Records dont les productions se vendaient plutôt bien et qui allait connaître quelques belles sorties avec les incontournables Septicflesh, Orphaned Land et le premier album d'Elend, autre gloire de l'underground français dont on retrouve ici Alexandre Iskandar aux claviers. Mais c'est très certainement parce que ce véritable deuxième album de Misanthrope, grâce à six ans d'efforts acharnés respirait enfin une maturité salvatrice qui permit au duo S.A.S/Moréac de grandement élargir leurs horizons musicaux, et de côtoyer enfin l'excellence, seul standard habituel du groupe. Que ce soit par la pochette, la production ou bien la durée, tout dans
1666... Theatre Bizarre surpasse les deux précédentes réalisations des encore jeunes Français (à l'époque, précisons, car aujourd'hui leurs articulations les font sans doute souffrir quand le temps change), malgré, ou peut être, grâce à une gestation douloureuse de deux ans. Un désespoir palpable qui imprègne tout l'album et lui donne quelques accents mélancoliques qui rappellent encore les premières heures de Misanthrope au bon souvenir des fans du doom/death d'antan.
Mais hormis sur « L'Autre Hiver », titre lent et lancinant, mêlant habilement une atmosphère légèrement sombre et oppressante avec une mélodie lumineuse dans un contraste que S.A.S a toujours affectionné, les ponts entre le duo
Variation On Inductive Theories et
Miracles : Totem Taboo sont étroits. Les prémices du techno-death à la Nocturnus ou leur évolution plus ambiancée par Atrocity prennent plus d'importance dans le style du Misanthrope d'alors, faisant montre d'une volonté de proposer des mélodies plus riches qui vont enfin se développer et prendre une place prépondérante dans les compositions, même si
Visionnaire accentuera encore plus cette tendance. Le résultat est en toute logique tout aussi hermétique qu'auparavant, mais également incomparablement meilleur grâce à un souci du détail presque maladif et une volonté d'originalité qui guideront le style de Misanthrope vers des sommets mélodiques rarement égalés dans l'univers du metal extrême. Et si l'on doit les merveilleux riffs de guitares et les somptueuses lignes de basses au duo historique du groupe, c'est bien un Alexandre Iskandar en état de grâce qui se chargera de tous les arrangements aux claviers, produisant un travail admirablement fourni mais qui saura aussi s'effacer pour laisser place à l'efficacité d'un riffing quasi-parfait. De l'orfèvrerie dont l'éclat culminera sur le magnifique « La Dernière Pierre » grâce à de discrètes et lumineuses notes de clavier dans un style très éloigné de la rapidité de Sergio Cruz, qui lui succèdera. Un an avant l'énorme succès de
Les Ténèbres du Dehors, on retrouve déjà un peu du désespoir d'Elend sur
1666... Theatre Bizarre, lui donnant une couleur particulière dans la discographie de Misanthrope et le propulsant sans problème parmi les albums préférés des fans du groupe, pour peu qu'ils aient pris la peine d'écouter ses œuvres les plus anciennes. Un perfectionnisme constant qui se traduira également par une plus grande place accordée au rythme des textes, comme sur le trop méconnu « Medieval Embroidery », sans doute un de mes titres de Misanthrope préférés, qui brille tant par la beauté de ses strophes que son flamboiement musical. Même si les textes en français demeurent légèrement plus mémorables que ceux en anglais, surtout parce que la voix parfois assez lointaine dans le mix rend leur compréhension difficile, le génial titre éponyme de l'album n'a pas besoin que l'on connaisse ses couplets par cœur pour s'émerveiller de l'entrain rythmique, des trésors mélodiques et des incomparables solos qu'il renferme en une poignée de minutes seulement.
Si l'on note quelques récurrences comme la façon de terminer les compositions par un fadeout de solos imbriqués, Misanthrope émerveille surtout par sa qualité à surprendre l'auditeur en proposant une diversité musicale hors du commun. Mais outre cette originalité sans bornes, c'est une qualité renversante qui fait de
1666... Theatre Bizarre un des meilleurs albums du groupe, depuis les trois coups de l'ouverture de « Gargantua Decline » jusqu'aux applaudissements et la fermeture du rideau de « La Dernière Pierre ». Que l'on aime Misanthrope pour le génie mélodique de son fondateur, la déliquescence de son concept, ou son atypique volonté de ne jamais faire quoique ce soit qui aurait déjà été entendu ailleurs, il n'y a rien dans ce second album qui ne saurait être apprécié des auditeurs des plus récentes œuvres du groupe, qu'il surpasse même dans une folie ostentatoire malheureusement un peu disparue dans le Misanthrope du nouveau millénaire. S'il est sans doute difficile de pénétrer cet univers complexe et méticuleusement pensé, l'album est suffisamment grande qualité pour que les trois premiers titres, que vous trouverez à droite de cette chronique, vous convainquent ou non d'investir dans l'ancien, même si son relatif hermétisme nécessitera sans doute plusieurs écoutes pour en profiter pleinement.
Il y a de toute façon très très peu de fautes de goût sur l'heure que dure ce petit bijou, hormis peut être le clavier un peu trop ostentatoire qui vient ponctuer les riffs à partir de 6:18 sur « Gargantua Decline », au début du refrain de « Courtisane Syphilitique » et à 3:15 sur « La Dernière Pierre ». Ce sont sans doute les seuls reproches formulables à l'encontre d'Alexandre Iskandar, dont les ambiances remarquables ont largement contribué à la renommée de
1666... Theatre Bizarre et réussissent même à faire presque oublier une production singulièrement datée, surtout dans le son des guitares, très sec et trop cru pour pleinement satisfaire, ainsi que dans le volume des vocaux, qui varie du trop couvrant au trop en retrait. Au moins a t-elle le trop rare mérite de laisser tous les instruments audibles à tout instant, et on l'oublie bien vite les faiblesses du son pour savourer le reste.
Ne demeure, avec le temps, bientôt dix huit années après sa sortie, qu'un excellent album sans véritable faiblesse, celui dont selon ses propres dires S.A.S demeure le plus fier, en particulier grâce aux titres « Un Autre Hiver » et surtout à « Aphrodite Marine », une ballade qui mélange l'acoustique et le chant clair dans la lignée de « Maudis Sois-Tu Soleil » avant de revenir à un style plus vindicatif.
1666... Theatre Bizarre est un album fait de contrastes, réservé aux amateurs d'originalité et de subtiles mélodies qui apprécient autant le calme d'un « Aphrodite Marine » (qui rappelons-le pour les nostalgiques du Club Dorothée, n'a rien à voir avec le chevalier d'or du Poisson) que la hargne de « Shattengesang », version allemande et raccourcie du « Roman Noir » évoqué en introduction. Misanthrope progresse alors dans son style et se fait de plus en plus esthète, montrant avec le mélange d'énergie et d'urgence du refrain de « Medieval Embroidery » et sa partie atmosphérique centrale, un avant goût du style encore un peu plus mature du chef d’œuvre intemporel qu'est
Visionnaire. Le début de la gloire pour Misanthrope, qui coïncidera avec l'arrivée de Jean Baptiste Boitel en tant que second guitariste et permettra au groupe de se produire un peu plus sur scène quelques années plus tard pour enfin gagner une renommée méritée sur le territoire français qui le boudait encore un peu. Pour un second album et des musiciens encore jeunes,
1666... Theatre Bizarre est un coup de maître, un peu trop vite tombé dans l'oubli car peu représenté sur scène, Misanthrope n'ayant plus qu'un seul guitariste dans ses rangs depuis dix ans. Un ovni dans l'univers du metal qui brille d'autant plus par sa précocité, mais dont la portée aura été amoindrie par le net déclin du death metal et de ses courants les plus avants-gardistes. Dès lors, Misanthrope deviendra bien malgré lui, non pas médecin, mais bien l'un des rares représentants du progressisme dans le metal extrême.
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