Revenir à une certaine simplicité en se servant des expériences accumulées : voilà, semble-t-il, ce qui a guidé The Body durant la création de
I've Seen All I Need To See.
Une démarche parfaitement compréhensible dont, à rebours, on pouvait voir des prémices. C’est qu’après
No One Deserves Happiness et
I Have Fought Against It, But I Can’t Any Longer, on aurait pu croire que le duo Lee Buford / Chip King risquait de s’enfermer dans certains gimmicks, à commencer par des albums si travaillés, profitant d’un réseau tentaculaire (les nombreux collaborateurs usuels et ponctuels, ici presque absents), qu’ils devenaient compliqués à différencier des véritables collaborations du projet. Peu importe que les voix soient multiples mais que tout soit écrit à quatre mains : The Body, pris dans une certaine routine s’installant malgré une originalité loin de s’être diluée avec les années, pouvait donner – et avoir – la sensation de stagner dans ses multiplications, l’EP
O God who avenges, shine forth... ayant alors été le premier signe avant-coureur d’une volonté de revenir à une certaine forme d’agression brute en comité restreint marquant ses débuts.
Retour au noyau dur donc, sans pour autant renouer avec ce hardcore mutant, bruitiste, qui l’a fait connaître avec l’explosion
All the Waters of the Earth Turn to Blood. Centrée sur des guitares, une batterie, une voix et quelques interventions (minimes, les habitués Ben Eberle et Chrissy Wolpert étant les seuls invités), l’œuvre donne l’impression d’une redécouverte de la formation, de sa nuisance intrinsèque, cette négativité qui l’habite et dont on peine à comprendre le succès – bien qu’on en soit particulièrement heureux. Pourtant, on se rend compte très rapidement que
I've Seen All I Need To See n’est pas un regard nostalgique sur une certaine période, exercice souvent voué à l’échec après des années d’explorations : poussant au maximum le son de ses instruments, les modulant, accentuant, déformant, The Body réalise une nouvelle transformation de son style, touchant aussi bien au drone (criant sur « A Pain of Knowing ») qu’à l’industriel le plus radical. Majoritairement débarrassé de ce metal que le duo a toujours dit aimer mais peu écouter, il paraît, en plus de l’EP déjà évoqué, poursuivre cette plongée dans les musiques synthétiques et électroniques entamée avec
Sightless Pit, groupe où Lee Buford se joignait à Kristin Hayter (Lingua Ignota) et Dylan Walker (Full of Hell) pour un rendu contenant peu d’affiliations avec le genre nous réunissant tous.
Un éloignement qui permet à The Body de s’approprier pleinement le mot « extrême », la totale absence de repères faisant de ces trente-huit minutes une expérience aussi enveloppante qu’étrangement attirante malgré l’horreur d’un son qui paraît faire éclater chaque note. Le minimalisme qui habite des titres comme « Eschatological Imperative » ou « Path of Failure » peut laisser penser que l’on est là face à trop de facilités se reposant sur l’« Amplifier Worship » pour convaincre. Les écoutes répétées – interrogé puis fasciné que l’on est – montrent en réalité une méticulosité, une maîtrise, prouvant que The Body a bien changé depuis ses premiers émois violents. Ainsi, il est étonnant que les quelques bouées que l’on a pu trouver dans les essais précédents deviennent ce qui nous perd le plus, à commencer par cette voix si particulière. Auparavant seul élément tangible dans une musique jouant d’atmosphères souvent inhumaines, parfois poétiques, toujours abstraites derrière les coups de massue ou mélodies, elle devient désormais un outil parmi d’autres pour figurer une noirceur totale, nappe parmi les nappes nous étouffant de leur marasme. Presque seuls mais aussi presque dénués de sentimentalité, Chip King et Lee Buford laissent peu de place à la lumière, le bleu-gris de la fin de « A Lament » ou encore les notes claires, menaçantes, de « The City Is Shelled » étant les rares indicateurs d’une intention que l’on peut deviner.
I've Seen All I Need To See n’est pas vide pour autant. Rejoignant à sa manière une certaine scène faisant de l’extrémisme sonore un lieu de libération (tel qu’assumé sur le texte le présentant sur
Bandcamp), il déploie toutes ses forces pour emmener avec lui dans son jusqu’auboutisme. En cela, on ressort à chaque fois satisfait de son écoute malgré l’absence d’instants véritablement mémorables, comme si l’œuvre se terminait dans une amnésie ne conservant que quelques traces d’un état « autre » pendant l’immersion. Ces impressions diffuses, ainsi que quelques morceaux trop lancinants (comme le trop statique « They Are Coming »), font que
I've Seen All I Need To See ne sera certainement pas considérée comme la réalisation la plus marquante de The Body, cette entité qui en compte déjà de nombreuses. Par contre, elle est un aboutissement de cette capacité à jouer de nous qui a toujours été la marque du duo, ici plus que jamais maître-marionnettiste.
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