« Lynchéen » n’est pas qu’un mot pour montrer aux autres que l’on est un amateur éclairé de cinéma expérimental : il est aussi une manière d’exprimer, faute de mieux, une atmosphère que l’on rattache aux créations du réalisateur de
Eraserhead, son étrangeté particulière, où le connu devient inconnu, entre lieux reconnaissables et modifications des repères, comportements déviants et discours faisant pourtant écho en nous, malaise constant et impression de rencontrer un sens, une symbolique, où l’énigme enveloppe notre esprit. Un terme que je n’utilise que rarement au sujet de quelqu’un d’autre que David Lynch lui-même, l’artiste ayant pour moi peu d’équivalent dans ses collages de sensations que l’on pense avoir déjà rencontrées malgré leur bizarrerie.
Assez de suspense artificiel : « lynchéen » est le premier mot qui me vient en tête quand je pense à
I Have Fought Against It, But I Can’t Any Longer, et pas seulement au regard d’une pochette qui, comme le réalisateur, aime les routes parcourues la nuit et les voies sans issue. Cela pendait au nez de The Body qui, depuis
No One Deserves Happiness, semble travailler à unir les contraires, floutant les lignes entre beauté, sauvagerie, sacré et contagion, composant une musique transgenre pour mieux s’inscrire dans un mouvement où ne plus savoir quel mot mettre sur les émotions qui nous traversent. Au point de voir au départ dans ce nouvel album un bête décalque, affirmant plus fort ce que son prédécesseur avait révélé au grand jour.
Il serait pourtant caricatural de s’arrêter à ce constat au sujet d’un projet qui, malgré une simplicité d’exécution, ne cesse de questionner et de se montrer unique dans ses expérimentations. Car, au-delà d’une liste d’invités qui s’est encore étoffée, comprenant des interventions de la chanteuse Kristin Hayter de Lingua Ignota (à la voix accentuant davantage la part gothique de The Body) ou encore Michael Berdan du duo Uniform (au sujet duquel les amateurs de la saison trois de Twin Peaks verront un autre lien à faire avec cet album), c’est bien l’élégance constante avec laquelle s’habille la paire Chip King / Lee Buford qui emporte ici, dans un univers où l’horreur se vit comme une chorégraphie chaloupée et harmonieuse, le costume et la guillotine en guise de sacerdoce. Il suffit d’écouter la montée triste et enjôleuse de « Nothing Stirs » ou encore les titres « Partly Alive » et « The West Has Failed », où l’abrasivité punk de la voix de Michael Berdan se mélange parfaitement aux cris aussi primaires que poétiques de Chip King, pour se rendre compte que
I Have Fought Against It, But I Can’t Any Longer marie ensemble, plus qu’auparavant, des grands écarts comme un tout cohérent, où l’emphase se fait crue, le magnifique se met au service des sévices, les symboles se corrompant dans une domination laissant époustouflé. Maître de son art, The Body en fait un monde, dans lequel errer constamment en quête de réponses à ce qui se passe en nous quand on y pénètre.
Pourtant, les écoutes successives (il y en a eu beaucoup, et il y en aura encore) laissent une impression globale moins satisfaisante que
No One Deserves Happiness. Non pas à cause d’une surprise moins grande – un retour en arrière montre que The Body évolue d’une façon qui n’a rien de surprenante en elle-même, tant elle paraît aussi unique que logique – mais bien en raison d’une exigence que l’on porte envers un projet qui a fait d’un certain raffinement dans ses rêves de tortures physiques et mentales son attrait principal. Et
I Have Fought Against It, But I Can’t Any Longer frôle un peu trop l’incohérence pour pouvoir épater autant que son prédécesseur, particulièrement dans une fin de disque où « An Urn » et « Sickly Heart Of Sand » s’avèrent moins convaincantes que ce qui les précède. Heureusement, « Ten Times A Day, Every Day, A Stranger » et sa mélancolie pathologique où Erik Satie s’invite dans la loge noire terminent ces cinquante minutes dans une ambiance aussi ambiguë qu’hypnotisante, laissant hébété et charmé.
Ne comptez pas sur moi pour faire état des genres avec lesquels joue The Body sur
I Have Fought Against It, But I Can’t Any Longer. J’en suis incapable, la formation ayant clairement quitté toute attache claire pour créer sa propre musique. Cependant, impossible de ne pas continuer à lui laisser une place de choix sur ces pages portées sur l’extrême, tant on trouve encore ici de quoi se marteler et s’imaginer sur une succession de crêtes, le jusqu’au-boutisme devenant aussi musical qu’esthétique. Clairement, une nouvelle œuvre majeure.
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