Pour bien appréhender
No One Deserves Happiness, deux règles :
1) ne rien en attendre
2) suivre à la lettre la première règle
J'insiste, car j'ai fait l'erreur d'en « attendre quelque chose ». Les annonces du groupe en tête (qui prétendait avoir créé l'album de pop le plus brut de tous les temps, rien que ça), j'ai vite déchanté lors de sa première écoute. Testé dans un contexte peu favorable (sans faire plus que de raison mon Lester Bangs du pauvre, j'étais plutôt dans l'esprit d'entendre des choses douces et simples après une journée de travail épuisante), j'ai pris au mot le duo Chip King / Lee Buford et suis ressorti martyrisé et écœuré de l'expérience, jugeant son mix entre industriel et chants féminins comme absurde, où le pire de la musique transgenre estampillée Thrill Jockey se retrouvait. Un avis à l'emporte-pièce, mauvais comme ma mauvaise humeur à ce moment et dont, heureusement, j'ai su au fur et à mesure faire abstraction puis prendre ce disque pour ce qu'il est : un grand disque, c'est-à-dire.
Du coup, j'ai quelques scrupules à déflorer ici la surprise qu'est finalement
No One Deserves Happiness, à épiloguer sur ce qu'il contient et créer, à mon tour, quelques idées préconçues le concernant. Il est de ceux dont une part de moi souhaite qu'ils restent secrets, entiers dans les émotions qu'ils offrent, des émotions que je ne veux pas voir mourir un peu à cause des mots. Mais, impossible ! Vous devez l'écouter et je dois vous en parler. Il est de toute façon comme on l'imagine : un album de pop, par The Body. Et donc, il est inimaginable.
Comment décrire ce qu'il transmet, quand on se situe continuellement à sa rencontre sur la crête entre un apaisement le plus total et une détresse viscérale ? Comment expliquer ce sentiment à la fois plaisant, riche et triste sans tomber dans quelques clichés usuels, ceux de la torture, de l'existentialisme ou simplement du tripot sado-maso avec cave, fouet et tout l'attirail kitsch ? Parler de
No One Deserves Happiness frontalement revient à discuter franchement de ces quelques créations tragiques et nihilistes qui résonnent en nous,
Le Feu Follet de Pierre Drieu la Rochelle et Louis Malle ou
Suicide de Édouard Levé (texte dont on retrouve un passage en spoken word sur « Prescience », pour ceux s'imaginant que mes propos sont un peu tirés par les cheveux). Parler de
No One Deserves Happiness frontalement revient à tout déballer. Et logiquement, par pudeur, ce n'est pas ce que je vais faire.
Non, après ces looooongs questionnements, la seule chose que je peux marquer ici avec un tant soit peu d'envie est la suivante :
No One Deserves Happiness est beau. Affreusement beau. Obligatoirement beau. Beau comme de la pop, ce genre dont Stephen O'Malley suggérait lors d'une
interview, en parlant de Lady Gaga, qu'il pouvait être nettement plus glauque que n'importe quel style de metal. L'accroche qu'on aime porter en étendard est là et bien là, par des rythmiques à la fois organiques et mécaniques, primaires, industrielles et humaines à la fois, réglées au poil près (le groupe utilise ici pour la première fois un métronome et ça s'entend, sur les sèches entames de « Two Snakes » et « Adamah » par exemple), d'une pureté formelle qui rend leurs bruits harmonieux. Autrefois compositrices de structures simples sur lesquelles elles s’évertuaient à tout salir, les deux têtes-pensantes ont ici ajouté de nouvelles couches, faisant la part belle à des invitées de choix surplombant l'ensemble de leurs voix emphatiques, maternelles, séduisantes et apocalyptiques. Une somme de moments forts où bouger et se laisser envelopper comme dans les essais pop les plus taillés pour réussir, à la manière de la conclusion de « Hallow / Hollow », la simili-ritournelle « The Fall and the Guilt » ou encore les chants typés « refrain » de « Shelter Is Illusory ».
Hinhin,
No One Deserves Happiness serait donc beau, formel, tout à fait prêt à illustrer des moments de calme, bien sûr, tout à fait ! Non, The Body reste The Body, cette machine de terreur. Elle est même, derrière son intention d'asservir corporellement les masses, plus intime que jamais, et donc plus horrible encore. Car on retrouve toujours ici ces cris, ces grouillements, venant briser la fête, comme une somme de choses gênant la lumière de l'ensemble, comme une voix qui hurle durant les instants de bonheur « ce n'est pas vrai, tout ne va pas bien, tu n'es pas heureux ». Une nouvelle facette, plus présentable et implacable à la fois, mais se situant au cœur de ce que semblait viser le duo sur une œuvre comme
Christs, Redeemers : se noyer dans le son, avec consentement malgré des défenses qui lâchent rapidement.
Du rose et au centre, le visage gribouillé d'une personne à bout : l'essentiel est déjà là, présenté comme un manifeste. Réconfortant et cru, avec ce qu'il faut d'éducation pour faire apprendre deux-trois choses question dureté tout en donnant envie de s'y consoler,
No One Deserves Happiness fait partie de cet art qui, lui seul, mérite le terme, celui qui n'est pas un divertissement, une diversion, qui ne permet pas de se détourner de soi-même mais de s'y confronter, pris ailleurs, pris en soi. L'Art thérapeutique, ici fait à la façon de The Body, mutante, lointaine et proche, calibrée et unique, et en conclusion exactement comme le duo aime le formuler. Inimaginable.
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