Chat Pile - God's Country
Chronique
Chat Pile God's Country
Et si Alexis Marshall, chanteur de Daughters, avait mis toute sa perversité dans son chant et non dans sa vie sexuelle ? Et si Godflesh était né dans les années 2020, dans des États-Unis post-mouvements sociaux, pré-fin du monde, en plein dans le néo-libéralisme ? Et si Korn s’était retrouvé au fond d’un caniveau sludge après s’être bourré la gueule avec Jesus Lizard ? Et si, et si…
Arrêtons ici la fiche promotionnelle. La réponse est ici, dans ce premier album de Chat Pile attendu à raison par de nombreuses personnes après deux EPs prometteurs et qui – chez moi – a été une surprise de taille. Pourtant, je me méfie toujours des groupes signés sur le label The Flenser, avec ses sorties à prix exorbitant (dont les rééditions ultra-limitées de Have A Nice Life sont l’exemple le plus indécent), son côté cool et volontairement confidentiel, expert des projets avant-gardistes et inaccessibles, d’une certaine manière l’équivalent musical de ce que fait la boite de production A24 pour le cinéma.
Mais, du moins pour Chat Pile, l’analogie vaut aussi pour la qualité des créations choisies, à la fois furieusement expérimentales et pertinentes. Clairement, God's Country ne se destine pas à tout le monde : sur une base noise rock fricotant avec le metal (pour la puissance du son, prêt à faire craquer les amplis à chaque instant), le groupe d’Oklahoma City alterne influences industrielles (impossible de ne pas penser au projet-phare de Justin Broadrick sur « Why » par exemple), sludge (pour l’ambiance de société décadente, pas loin d’un Upsidedown Cross sur « The Mask »), voire neo-metal lors de certains riffs bounçant leur graisse d’un Taco Bell à un autre (l’ombre de Jonathan Davis et ses pairs plane sur la deuxième partie de « Tropical Beaches, Inc. »). Un programme chargé sur le papier mais dont la bande fait magiquement œuvre de synthèse, frôlant le syncrétisme de la musique de babtou fragile contemporain, geek névrosé sur-qualifié et sous-payé, frustré et déconstruit, la morale en bandoulière et les horreurs qui traversent malgré tout la tête.
Oui, cela sonne indubitablement prétentieux. Pourtant – ne vous laissez pas avoir par ce texte, issu d’un homme habitué à voir trop de choses quand un disque lui parle particulièrement –, c’est avec une rage jouissive que Chat Pile transmet son atmosphère de menace constante, d’envie de répondre par la violence à ce monde urbain ultra-connecté et ultra-solitaire. On tique sur ce logo black metal ; il est un indice parmi d’autres de l’absence d’empathie avec laquelle nous traitent les Ricains. La prestation de Raygun Busch est sans aucun doute l’élément le plus parlant : sa voix maltraitée, hurlée, chantée, scandée, susurrée, à côté de ses pompes et soumises à ses émotions, résume à elle seule la fascination que l’on ressent à l’écoute de ces quarante minutes. Évoquant les dérives noise-rock de Oxbow, il charrie un univers de pérégrinations sans but, de naufrages à scroller trop longtemps sur son téléphone, d’une fenêtre à l’autre, voyeurisme de tout et rien, de malaise post-moderne où « Signe ma pétition », « Venez comme vous êtes », « Just Do It » deviennent des affirmations de soi.
Il fallait qu’une musique comme celle-ci arrive, une musique qui exprime le mieux possible la pathologie naissant des réseaux sociaux et d’un internet ayant pris place jusqu’à notre réalité, au point de nous laisser pixelisé, morcelé, les êtres humains comme une succession de photos Instagram, de liens vers d’autres sites, de débats sur Twitter, de listes de recommandations sur Rate Your Music, de rappels au corps via Pornhub. Froid, hargneux, étouffé par son gavage qu’il régurgite à la face, Chat Pile se voit comme une conséquence de cela. On comprend alors pourquoi God’s Country connait un succès qui, malgré ce que l’on peut penser, n’a finalement rien d’une surprise, tant il exprime un non-dit de notre époque.
Pour autant, même si ce disque fera date (un potentiel classique instantané, ce que je ressens rarement à l’écoute d’une nouveauté), il ne m’enthousiasme pas autant que j’aurais aimé. Peut-être est-ce son manque de cohérence au sein de la variété, rappelant également les heures à tromper l’ennui de sites en vidéos en sites en vidéos, peut-être est-ce l’absence d’un morceau vraiment tuant (même si « grimace_smoking_weed.jpeg » ou « Anywhere » ne sont pas loin de remplir cet objectif), toujours est-il que l’on a bien l’impression d’être face au début de quelque chose avec God’s Country, avec tout ce que cela comporte de fraîcheur, de charme et de pas-tout-à-fait. Un possible grand groupe est né, un groupe qui, déjà, montre toute sa nécessité, en tout cas plus novateur et marqueur de notre vie quotidienne que ce que vous pourrez trouver ailleurs.
| lkea 11 Septembre 2022 - 2256 lectures |
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