Enchaîner les chef-d'oeuvres, telle est la vie que
Steven Wilson a décidé de mener. Sa carrière ne s'est pas arrêtée avec la fin de
Porcupine Tree, bien au contraire : elle a connu un rebond impressionnant avec l'album
Insurgentes qui avait marqué son monde en 2009. Deux ans auparavant, son groupe emblématique avait réussi à secouer mon sang suffisamment fort, jusqu'à le faire bouillir, avec le chef-d'oeuvre
Fear Of A Blank Planet, découvert à la faveur d'un sampler de Rock Hard de l'époque. Aujourd'hui, je rend à César ce qui appartient à César : notre homme, qui a vu quelques-uns de ses albums chroniqués sur votre webzine préféré, a conquis par son génie torrentiel le droit d'y figurer en solo. À l'image des brûlots de mélancolie que sont les morceaux « Anesthesize » ou encore « Sentimental », il a su consteller sa carrière de moments de grâce absolus : il faut dire qu'il est particulièrement bon dans la pratique de la guitare et des claviers, toujours au service d'atmosphères éthérées, travaillées avec un sens du détail effarant. La moindre note, la moindre petite mélodie insidieuse est pensée pour faire mouche. Normal, notre homme est aussi un orfèvre du son, puisqu'il excelle autant dans la production et le mixage de ses propre disques que de ceux des autres. Il a notamment participé à trois albums d'
Opeth :
Blackwater Park (2001), sur lequel il a enregistré des guitares, du mellotron et des choeurs, mais aussi
Deliverance (2002) et
Damnation (2003), célébrés comme il se doit sur Thrashocore. Il a également proposé un excellent remix de l'album culte
Brave (1994) de
Marillion en 2016.
Nous avons donc à faire à un touche-à-tout discret, dont la vie d'artiste ressemble beaucoup à la perfection. Mais Steven Wilson n'est pas homme à se reposer sur ses lauriers : il se renouvelle, explore sans cesse avec une gourmandise qui n'a d'égal que son hyperactivité chronique de nouveaux territoires musicaux. Et c'est couronné du succès de son précédent opus,
The Raven That Refused to Sing (and other stories) (2013) qu'il convoque plusieurs des musiciens qui l'avaient aidé à accoucher de cette sortie ultime : Marco Minnemann (batterie, qui laisse son siège à Chad Wackermann sur « Happy Returns ») ses complices Nick Beggs (basse) et Guthrie Govan (guitare, qui partage ses médiators avec Dave Gregory sur quelques morceaux), Adam Holzman (claviers), Theo Travis (instruments à vents) et bien sûr le London Session Orchestra et son arrangeur Dave Stewart qui faisaient déjà briller de mille feux les atmosphères intimistes de ce précédent disque où fusaient des inspirations progressives acoquinées d'une teinte jazz fusion. C'est aussi le début de sa collaboration avec la chanteuse israélienne Ninet Tayeb, qui habite quelques-uns de ses morceaux de sa voix épurée.
Et
Steven Wilson tutoie à nouveau les étoiles sur
Hand. Cannot. Erase., en 2015. Pourtant, cet album est bien différent de son prédécesseur. À commencer par le concept qui guide ses morceaux : à travers les yeux d'un personnage féminin intriguant, c'est une réflexion générale sur la société pervertie par l'invasion des réseaux sociaux qui prend place. Ce personnage féminin auquel Steven Wilson, Ninet Tayeb et Katherine Begley prêtent tour à tour leur voix n'est autre que Joyce Vincent, décédée dans son studio à Londres en décembre 2003, après s'être coupée de la plupart de ses relations sociales. Ses restes ne sont retrouvés que le 25 janvier 2006. Cette terrifiante histoire fit l'objet d'un documentaire en 2011,
Dreams of a Life mais aussi de ce présent concept-album qui utilise cette terrible trajectoire de vie comme fil rouge pour des paroles forcément bouleversantes. Steven Wilson retrace les épreuves traversées par Joyce Vincent : son mode de vie aussi mondain que terne (« 3 Years Older »), ses premiers amours (« Hand. Cannot. Erase »), ses expériences amicales intenses (« Perfect Life ») mais aussi sa profonde dépression (« Routine », « Ancestral ») l'ayant conduite à s'isoler et à se sentir si seule dans ce monde où tout est sensé être connecté. Ce paradoxe est d'ailleurs mis en lumière dans le morceau « Home Invasion » :
« Download love and download war
Download the shit you didn't want
Download the things that make you mad
Download the life you wish you had ».
Il adresse donc une critique frontale à la société de consommation, basée sur l'apparence et le matérialisme, qui ne fait qu'être renforcée par l'arrivée et la place conquise par les réseaux sociaux dans nos vies. Ceux-ci sont exposés par Steven Wilson comme les principaux responsables de notre isolement, ce qui offre un sinistre écho aux temps sombres que nous vivons. Cette « déconnexion » a été fatale à cette pauvre Joyce Vincent, morte seule dans son studio sans manquer à personne en trois ans. Il est intéressant de noter que la musicalité de ce morceau suit cette thématique, alternant entre un tempo agressif où les guitares électriques viennent se heurter sur la frappe parfaite de caisse claire de Marco Minnemann et un passage atmosphérique où Guthrie Govan fait chanter sa guitare avec un sens du sublime révoltant. L'orchestre gargantuesque embauché par
Steven Wilson à l'occasion d'exprimer sa palette technique dans ce morceau dans le suivant, « Regret #9 », d'où explose un solo de clavier incroyable signé Adam Holzman.
De manière générale,
Hand. Cannot. Erase. est d'une richesse sans nom, explorant comme son maître à penser plusieurs territoires qui gravitent autour d'un rock progressif de très haute volée. En effet, l'album garde une cohérence interne incroyable, puisque tous ses morceaux nous procurent des émotions intenses, articulées autour de sentiments mélancoliques et d'une amertume que le bonhomme sait parfaitement retranscrire. Alors que les premières notes de « First Regret » évoquaient un
Nine Inch Nails perdu dans ses
Ghost Tracks (ces accords de piano auraient pu être écris par Trent Reznor), « 3 Years Older » renoue avec ce rock pugnace très
Rush qui vient mourir, à la faveur des breaks tentaculaires de Marco Minnemann, sur des arpèges contemplatifs sur lesquels Steven Wilson dépose sa voix traînante, avant d'en reprendre la cavalcade. La basse de Nick Beggs s'y étale de tout son long, tout comme l'orgue Hammond de Alan Holzman qui se targue déjà d'un solo mémorable. Laissez-nous le temps de respirer, enfin! Le bougre ne nous le laissera guère, puisqu'il nous coupe la respiration à l'aide de plusieurs morceaux d'une tristesse et surtout d'une beauté insondables : « Hand. Cannot. Erase » est l'occasion pour lui de renouer avec l'électro, un style musical qui lui est cher, comme le prouvent ses dernières sorties d'ailleurs. Je ne peux m'empêcher de penser au génie de
Radiohead à l'écoute de certains riffs complexes, qui griffent le cœur avec raffinement et une production là encore parfaite, qui permet d'en extraire toute la grâce. C'est aussi une batterie programmée avec un pattern trip hop que ne renierait pas
Ulver que notre homme introduit « Perfect Life », magnifique brûlot intimiste qui sait à ses heures me retourner les entrailles de tristesse et qui ne nous sort guère de cette apnée. La voix fantomatique que Katherine Begley pose sur cette introduction dévoile d'ailleurs quelques-unes des influences du bonhomme :
Dead Can Dance,
Felt,
This Mortal Coil. Que ceux qui se sont reconnus y aillent les yeux fermés. Lorsque retentit cette brève ligne de chant, portée par un Steven Wilson très aérien...
«
We have got... we have got the perfect life... »
… je ne réponds plus de rien. Cette tessiture si particulière a tout pour m'émouvoir et me dresser les poils à chaque mesure. Ce que ne manquent pas de faire les envolées de Ninet Tayeb dans « Routine ». J'aimerais retrouver ma raison, mais il est très difficile de le faire lorsqu'un tel bolide de mélancolie me percute. D'autant plus que
Hand. Cannot. Erase. n'est absolument pas mièvre ou même mou : cet album pioche même davantage dans le metal que son prédécesseur. « Home Invasion » et son tempo martial le démontrait, mais c'est avec un autre chef-d'oeuvre que j'entends le prouver : « Ancestral ». Cette pièce gastronomique résume à elle seule le génie de cet orchestre diablement inspiré. Elle débute avec un tempo trip hop sur lequel Theo Travis fait fuser sa flûte traversière avec une production tellement parfaite qu'on entendrait presque ses lèvres se poser sur l'instrument avant d'envoyer son solo décapant. Et subitement, « Ancestral » décolle. Explose, même. Me propulse dans les nuages, lorsque retentissent ces chœurs liturgiques extraordinaires desquels percent les lignes de chant extraordinaire de Steven Wilson et Ninet Tayeb, au faîte de leur osmose sur ce disque :
« A bicycle
A garden wall
A mother's call
A love is born
And after all the sleep that falls on me »
Joyce Vincent est morte, ça y est. On meurt avec elle lorsque le morceau se transforme en bête monstrueuse et fait éclater un assaut qui observe le thrash et même le black metal du coin de l'oeil, mené d'une main de maître par Marco Minnemann qui tartine de sa technique incroyable ces riffs de guitare déchaînés, avant d'interrompre cette agression par un travail d'une infinie douceur sur la caisse claire et la cymbale ride. Aussi surprenant que percutant. C'est aussi durant ces passages intimistes que retentissent à nouveau les instruments à vent de Theo Travis, transfuge de
Gong revenu hanter ce qui commence fort à ressembler au meilleur morceau de la carrière de Steven Wilson. Monumentale pièce gastronomique, morceau-monde qui résume à lui seul le génie de son compositeur, « Ancestral » est une orgie orgasmique à la fois expérimentale et universelle, une convergence de registres bourrée de feeling jusqu'à la garde, qui pose son empreinte dans les tous meilleurs moments de la musique progressive. Et ouais, tout simplement. « Happy Returns » et « Ascendant Here On... » ne feront que remuer le couteau dans une plaie déjà bien entamée en concluant cet album avec cette mélancolie amère.
Oui,
Hand. Cannot. Erase. envoie tout valser, à tel point qu'à l'heure du bilan, j'en perds une nouvelle fois mes maigres moyens pour vous en vanter la somme des qualités. Au moins autant que son prédécesseur, il dévoile l'étendue du talent et l'ambition dévorante de
Steven Wilson. Flanqué de son spleen éternel, cet homme orchestre parviendra à toucher tout le monde, à appâter aussi bien l'amateur de rock progressif cortiqué que la foule de petits cachotiers qui aiment s'encanailler avec ce genre de nourriture aussi expérimentale qu'accessible. En tout cas, tous ces curieux ne manqueront pas de satisfaire leur besoin calorique réglementaire en adoptant ce monument de déprime servi avec une profondeur musicale extrême. À consommer avec modération, tout de même.
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