Steven Wilson n'en est plus à son galop d'essai. C'est en troubadour expérimenté, ayant tracé les angles de la scène progressive à l'aide de multiples outils, qu'il mène la barque de sa carrière solo, entamée avec l'album
Insurgentes en 2009. Notre homme excelle à la fois dans la pratique du chant, lui qui a marqué
Porcupine Tree de ses refrains obsédants (pensons à l'intemporel tube « Trains »), de la guitare, dont il tire toujours de délicats arpèges avec un doigté incroyable ainsi que des claviers et notamment du mellotron, qui vêtissent ses mélodies de sonorités nobles qui ne font jamais l'erreur d'être surannées. Vous l'aurez compris, nous avons à faire à un orfèvre de la musique, pétri d'ambition pour cet album sorti en 2013 sous le nom de
The Raven That Refused to Sing (and other stories). Notre homme s'est entouré des meilleurs. À commencer par Marco Minnemann, batteur aussi polyvalent que légendaire ayant écumé bien des projets intéressants,
Joe Satriani,
Necrophagist et
The Aristocrats notamment. Il a aussi « dépanné »
Kreator sur plusieurs concerts lors d'une tournée à la fin de l'année 2009. Il forme avec Nick Beggs, bassiste titillant le Chapman stick, le groupe
The Mute Gods. Sacrée session rythmique! Guthrie Govan, à la guitare, fait également partie des meilleurs et l'a lui aussi démontré dans
The Aristocrats et ses autres projets. Adam Holzmann, officiant derrière les claviers, vient apporter une longue expérience issue de la scène jazz fusion, influence notable de cet album, également impulsée par les instruments à vent de Theo Travis de
Gong. Cerise sur le gâteau, Alan Parsons, responsable d'avoir mis en boîte un autre chef-d'oeuvre de la musique progressive,
The Dark Side of The Moon de
Pink Floyd en 1973, a enregistré cet album et a contribué, avec Steven Wilson, à lui donner une production claire comme de l'eau de roche qui permet de faire ressortir l'extrême raffinement de ses compositions et la nuance la plus infime des instruments qui les façonnent. Vous vous demandez certainement, à raison, ce que tous ces braves types viennent foutre sur Thrashocore. En effet, rien de réellement metal ni de foncièrement brutal ici.
Extrême, pourtant, cet album l'est assurément. Il l'est par l'exigence et la créativité décomplexée de ses six morceaux déposés avec une infinie délicatesse dans nos esgourdes. Il l'est aussi par la poésie profondément remuante dont il dote ses paroles. En effet, chaque morceau nous conte une histoire surnaturelle que ne renierait certainement pas un autre Stéphane, situé de l'autre côté de l'Océan Atlantique, quelque-part dans le Maine.
The Raven That Refused to Sing (and other stories) fait partie des nombreux albums du genre dont les paroles sont essentielles, tout comme les clips, comme ceux « Drive Home » et « The Raven That Refused to Sing » qui les mettent en scène avec une touche artistique incroyable. Visionner ces courts-métrages vous montrera à quel point le travail abattu ici est considérable. Normal, il est toujours mené avec un perfectionnisme presque maladif chez
Steven Wilson. La musique qu'il compose et nous livre est toujours teintée d'une parure amère : il part du postulat sempiternel que tout ce qui vit doit mourir. Ainsi,
The Raven That Refused to Sing (and other stories) relie ses six contes par un fil rouge commun : la mortalité, comme l'indique cette sentence issue de sa parfaite ouverture, « Luminol » :
« Here we all born into a struggle
To come so far but end up returning a dust »
Extrême, il l'est encore par la qualité démentielle de ses compositions. Le morceau qui plante ce sombre drapeau démarre au quart de tour, avec un tempo vigoureux mené d'une main de maître par Marco Minnemann, qui introduit avec ses ravageurs coups de caisse claire, bientôt rejoint par la ligne de basse démentielle de Nick Beggs et transcendé par la flûte traversière déchaînée de Theo Travis, un disque au feeling débridé. Steven Wilson et Guthrie Govan habillent cet ensemble de quatre accords de guitares fulgurants, immédiatement accrocheurs, qui en font des préliminaires parfaits. Adam Holzmann dégaine un solo d'orgue décapant : pas de doute, la tuerie est lancée. Le morceau aura le temps de changer moult fois de mesure, de tempo et même d'atmosphère avant que nous autres, pauvres mortels, réalisions ce qui nous arrive : nous pénétrons dans un chef-d'oeuvre. Qui ne s'endort jamais sur ses lauriers. En effet,
Steven Wilson n'a rien d'un être sans nuance puisqu'il se targue de quelques petites réflexions bien senties, notamment dans « The Holy Drinker », qui met en scène, à l'aide d'un motif metal prog majestueux dans lequel le Chapman stick ravageur de Nick Beggs soude l'ensemble autour d'une rythmique décapante, un prêtre alcoolique qui conseille ses fidèles sur la façon dont ils doivent mener la vie la plus saine possible.
Extrême, notre album l'est aussi par sa monumentale palette de nuances, dans le son comme dans les thèmes : à l'habile jeu sur les cymbales sur « The Holy Drinker », où Marco Minnemann se distingue en contre-temps virtuoses rythmés par sa charleston, répondent des petites pointes d'humour distillées par la voix éthérée de Steven Wilson. Le final de ce morceau, agressif et percutant, le porte aux sommets. C'est simple, aucun morceau ne fait retomber le soufflet : tous valent suffisamment le coup pour être des petits chefs-d'oeuvre à part entière. Dans ses thèmes, cette compilation d'histoire surnaturelles atteint des sommets d'habileté, à l'image de « The Pin Drop ». Cette « chute de la broche » qui représente le paroxysme des tensions entre un homme et sa femme et entraîne un féminicide barbare donne un écho fulgurant à ce saxophone de Theo Travis qui déboule sans prévenir lors d'un solo anthologique. Ce morceau nerveux et percutant porte d'ailleurs en lui une urgence ravageuse, avec son tempo changeant et ses passages atmosphériques surprenants. Le transfuge de
Gong hante d'ailleurs chaque recoin de cet album par sa flûte traversière enchanteresse et sublime cet ensemble très ambitieux par les instruments à vent qu'il utilise fréquemment, la clarinette et le saxophone notamment. Par leur côté totalement déjantés, ils se marient parfaitement avec l'ensemble tout en parvenant systématiquement à surprendre.
Extrême,
The Raven That Refused to Sing (and other stories) l'est donc par son ambition dévorante. « The Watchmaker » conte le triste destin d'un vieil horloger qui finit – lui aussi – par tuer sa femme. Sauf que celle-ci revient le hanter sous la forme d'un fantôme et le prendre à son tour dans un poème vengeur, porté par une pièce évolutive qui commence par un sublime arpège de guitare très seventies pour se transformer peu à peu en brûlot progressif d'une variété exemplaire, à l'image de son explosion finale toute en guitares agressives et en dissonance. Écoutez-moi ce son de basse! Ce saxophone! Ces assauts de claviers d'Alan Holzmann! Incroyable, putain. « Drive Home » me retourne les entrailles : c'est l'histoire du traumatisme tellement puissant d'un homme qui croit que sa femme est toujours vivante alors qu'elle est décédée dans un accident de voiture auquel il a lui-même survécu. La musique qui porte ce conte macabre est d'une douceur incroyable, d'une atmosphère intimiste ravageuse. Le refrain susurré par Steven Wilson pare ce morceau d'une aura mélancolique surpuissante, renforcée par les violons de l'orchestre London Session Orchestra et son soliste Perry Montague-Mason.
« You need to clear away
All the jetsam in your brain
And face the truth
Well, love can make amends
While the darkness always ends
You're still alone
So drive home »
Tout sonne terriblement vrai ici, sans aucun artifice. Le solo de guitare irréel qui en surgit est extraordinaire. La science du son fabuleuse avec lequel Steven Wilson et Alan Parsons l'ont fait parvenir à nos oreilles est juste incroyable : je n'ai que rarement entendu un solo aussi parfaitement capté, exécuté et fort à propos. Terrible.
Extrême, ce chef-d'oeuvre l'est enfin par sa mélancolie dévastatrice. « The Raven That Refused to Sing » vient finir de poignarder le peu de conscience professionnelle qui me reste en venant extirper les derniers monceaux d'objectivité du fond de mon âme. Cette gradation incroyable de tristesse, transcendée par ces accords de piano cristallins, ces violons d'une pureté incroyable, ces « tremoli pickings » dévastateurs à la guitare et ces descentes de toms ravageurs de Marco Minnemann l'impose comme un monument absolu qui laissera une trace indélébile, ayant d'autant plus d'impact qu'il conclut ce chef-d'oeuvre. C'est aussi l'occasion pour le vocaliste de se distinguer, lui qui se faisait si discret jusqu'alors. Ce conte final met en scène, dans un clip extraordinaire en animation, réalisé par Jess Cope et Simon Cartwright, un vieil homme qui attend la mort pour rejoindre la sœur, disparue très jeune. Cette perte lui a laissé une cicatrice tellement profonde qu'elle le hante sous la forme d'un corbeau, sa réincarnation. Notre vieil homme supplie, à genoux, cette sinistre créature de chanter pour le libérer du poids de la vie dans une percée céleste d'une tristesse infinie :
«
PLEEEEAAAASE... SIIIIING... »
Les tremblements de voix habités qui font tressaillir cette supplique sont proprement bouleversants : en grand sensible devant l'éternel, ils me tirent évidemment des larmes. Bref. En dehors de cet ultime maelstrom de tristesse qu'il inonde de sa présence, Steven Wilson n'est guère bavard et dose parfaitement ses interventions, parvenant toujours à sublimer en quelques lignes de chant bien senties cette atmosphère mélancolique incroyable. Sa tessiture aiguë d'homme sans âge incarne à merveille les nombreux fantômes de cet album. En tout cas, cette fusion paradoxale entre l'ambition débordante de ses compositions et la discrétion de ses lignes de chant finit de consacrer sa réussite.
Extrême, cet opus l'est en somme par bien des points. Dans sa perfection, pour finir. C'est en chroniqueur totalement désemparé face à cette mémorable portion de génie que je m'incline, à mon tour : vous l'avez déjà compris,
The Raven That Refused to Sing (and other stories) vaut tellement le coup qu'il mérite totalement sa place au soleil sur votre webzine préféré. Peut-être vous laisserez-vous prendre au piège de sa beauté fatale : c'est tout le mal que je vous souhaite.
Par gulo gulo
Par AxGxB
Par Jean-Clint
Par Raziel
Par Sosthène
Par Keyser
Par Keyser
Par Lestat
Par Lestat
Par Sosthène
Par Sosthène
Par MoM
Par Jean-Clint
Par Sosthène
Par AxGxB
Par Deathrash
Par Sikoo