Cinq ans. Cinq ans qu’on avait que trop peu entendu parler des Anglais de
Threshold, à la fois très réputés et trop confidentiels au sein du metal progressif. L'attente de ce douzième full-length était proportionnelle au temps qui s’est écoulé depuis l'excellent
Legends of The Shires (2017), nouvel accomplissement dans la pléthorique discographie d'une formation qui n'a plus rien à prouver. En effet, son statut est forgé depuis longtemps : aux côtés de
Fates Warning,
Vanden Plas,
Symphony X et autres
Dream Theater, ils font assurément partie des pionniers du genre, eux qui décidèrent à la fin des années 1980 de mélanger des gros riffs de guitares issus du heavy metal aux arpèges atmosphériques venus du rock progressif. Il manque toutefois à cette formation une exposition à la hauteur de ce talent dont il font preuve depuis 34 ans. Est-ce la perte du talentueux Andrew « Mac » McDermott au début des années 2000 qui a ralenti sa progression ? En tout cas, soutenu depuis plus de 15 ans (
Dead Reckoning, en 2007) par Nuclear Blast,
Threshold reste un groupe régulier autant qu’un pilier de ce style si particulier, atteignant l’équilibre quasi parfait entre l’exigence et l’accessibilité, à la faveur d'un contenu qui reste de qualité. L’explication tient à un savant mélange entre plusieurs ingrédients : le temps passé entre chaque album, la constance technique et le perfectionnisme de ses deux membres fondateurs et principaux compositeurs, Karl Groom (guitare) et Richard West (claviers) et de son pilier rythmique Johanne James (batterie), présent depuis la fin des années 1990 et rejoint dès 2004 par le bassiste Steve Anderson. Le quintet a retrouvé son chanteur Glynn Morgan sur l’album précédent et avec lui s’ajoute un nouvel ingrédient : une voix marquée, rauque, peu commune, plus à même d’exprimer de sombres émotions que de faire dans le débordement de virtuosité.
Sombre, c’est ainsi que fut « teasé »
Dividing Lines. Contrairement à son prédécesseur, qui dépeignait de fantastiques paysages à la Tolkien en prenant le temps d’installer son concept et son atmosphère par de beaux interludes, ce nouvel opus enchaîne les mandales sans s’arrêter au bord de la route. Jadis paysage verdoyant,
Threshold s’incarne ici en champ de ruine et avance tel un rouleau compresseur en portant fièrement ses cicatrices, comme l’affirme l’excellent morceau d’ouverture « Haunted ». L'enchaînement de titres qui suit ne laisse guère d’espace aux haltes : la formation anglaise a clairement décidé de ne pas faire de prisonnier, avec les « Let It Burn » et autre « Silenced » qui rivalisent en motifs accrocheurs. Il faut dire que Johanne James s’y entend en tabassage. Même si son jeu paraît monolithique et peu subtil, parfois même à son détriment, sa caisse claire impitoyable et sa double pédale assènent toutes deux avec une régularité de métronome leurs coups de boutoir. Nul doute qu'il participe pleinement à la fougue épique qui souffle sur ce nouvel album et prend racine dans le riffing toujours aussi inspirant de Karl Groom, qui disperse aux côtés d’un Glynn Morgan en état de grâce une nouvelle fournée de refrains turbo-efficaces. Entre les « Complex » et autres « King Of Nothing », hymne mélancolique à souhait, quasiment tous les morceaux fonctionnent dès le premier coup d’oreille et chaque refrain vient conquérir et serrer le cœur comme une évidence dès qu’il retentit. Il n’y a qu’à entendre l’emblématique litanie de « Lost Along The Way », en forme de porte drapeau :
« Could you ever leave this life ?
Do you think you'll always stay ?
Are you found in all this light ?
Are you lost along the way ? »
Ces accords électrisants déposés avec finesse sur une rythmique martiale résument parfaitement la science du riff accrocheur cultivé par
Threshold. Un véritable tube. À tel point que je me demande pourquoi ce morceau n'a pas été choisi pour promouvoir l'album! Trêve de considérations mercantiles : dès le début d’album, on sera mangés tout crûs par ces « palm mutes » accrocheurs sur lesquels Richard West vient saupoudrer ses sonorités rétro-futuristes, toujours entre tradition et modernité. Son clavier est une nouvelle fois très présent, que ce soit pour introduire les morceaux de manière mystérieuse ou pour ajouter un supplément de mélodie aux cartouches célestes tirées par le guitariste. Comme de coutume, la mélodie occupe une place centrale dans cette fournaise de riffs : plusieurs soli virtuoses où le shred côtoie des motifs emblématiques (« The Domino Effect ») viennent habiller un ensemble qui, passé les premières écoutes, devient de plus en plus nuancé. De nombreux passages laissent toute latitude au groupe pour exprimer sa palette en introduisant judicieusement quelques respirations.
« The shadow lingers I will remember
The hounds of winter I will remember
Every promise every cry
Every silence every lie I will remember
Every spell you ever cast
Every spectre from the past I will remember »
Comme le montre cette interruption du déluge « Haunted » qui intervient pile au bon moment, les Anglais ont toujours la science de faire atterrir des passages atmosphériques bien sentis au cœur de leurs morceaux. L'anaphore qui vient sublimer ces accords enchanteurs de guitare acoustique est toute aussi puissante et montre à quel point
Threshold et Glynn Morgan excellent dans la composition de paroles marquantes, portées par des lignes de chant emblématiques dans lesquelles le vocaliste semble pleinement s'épanouir. De plus, même dans leurs phases les plus « in your face », il y aura toujours un moment d’expérimentation salvateur qui saura nourrir les publics les plus exigeants. Voilà un groupe qui excelle dans plusieurs registres, jusqu’à trouver sur beaucoup de morceaux (« Complex », « Hall Of Echoes ») un équilibre solide entre des déferlantes heavy et les expérimentations prog, approchant du niveau technique de
Dream Theater par moments. La fin de « Let It Burn » et sa montée en puissance qui se termine sur un riff ciselé démontre les capacités techniques du quintet. Seules quelques longueurs en fin d'album (le mid-tempo trop random « Run » qui cabotine un peu malgré de belles idées et l'épique final « Defence Condition » qui manque de souffle) viennent limiter cet ensemble, malgré les efforts du tenace Glynn Morgan, auteur d'une performance constante.
La constance, voilà qui caractérise parfaitement ce groupe. D’une passe décisive,
Threshold suit son bonhomme de chemin, presque avec l’insouciance de ses débuts. Certes, la formule n’évolue pas beaucoup mais la formation a toujours une grande maîtrise de son art.
Dividing Lines conclut l’année 2022 avec une grande pertinence et me rappelle à quel point j’apprécie ce genre de groupe qui pratique son metal progressif exactement comme il le faut : des guitares puissantes, des claviers virevoltants, des riffs à la fois complexes et efficaces. Si ce douzième opus reste moins ambitieux et plus direct que son grand frère, les Anglais prouvent une nouvelle fois qu’ils font partie des pointures. Il serait temps que davantage de monde s'en aperçoive!
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