Haken - Visions
Chronique
Haken Visions
C'est avec un début de carrière flamboyant qu'Haken a passé les différents portails lui permettant d'atteindre le niveau et le statut de groupe qui compte dans la grande scène du metal progressif. Jusqu'à devenir, à l'heure où je rédige cette chronique sur votre webzine préféré, l'un de ses piliers modernes. Il faut dire que ces six Britanniques à l'ambition dévorante ont les dents qui rayent le plancher depuis 2007. Aux écoutes intensives des œuvres de Dream Theater (sans lesquelles Haken n'aurait jamais vu le jour, reconnaissent eux-mêmes ses membres), succédèrent les répétitions dans le garage de Richard Henshall (guitare) entre deux cours au lycée puis l'approfondissement méticuleux de techniques que Charles Griffith (guitare), Tom McLean (basse), Ray Hearne (batterie), Diego Tejeida (claviers) ou encore Ross Jennings (voix) n'ont eu de cesse de parfaire. En effet, il fallait se donner les moyens d'afficher une telle influence sur leur « debut album » (Aquarius, en 2010)! Mais le sextet n'allait pas s'arrêter là, cherchant dans la suite de leur parcours exemplaire à s'émanciper petit à petit de l'influence des New-Yorkais. À la faveur de compositions hors normes, passant par plusieurs signatures rythmiques ou grappillant des motifs dans moult courants musicaux, ils bâtissaient de solides fondations que leur album de 2011, Visions, allait consolider.
Mieux que ça, même. Haken accouchait d'un concept-album que la postérité de dix ans m'autorise aujourd'hui à consacrer comme une sortie majeure. Traumatisé par l'expérience de sa propre mort que Ross Jennings a vécu dans un rêve sans doute catalysé par l'abus de champignon hallucinogène dans sa jeunesse, le vocaliste sculpte une histoire passionnante à la M. Night Shyamalan qui s'étend sur les huit pistes de Visions et a le mérite de trancher diamétralement avec celle qui habillait la sortie précédente. Son protagoniste principal est un jeune garçon, représenté au centre de l'oeil qui barde sa somptueuse pochette signée Dennis Sibeijn. Ce petit bonhomme voit sans arrêt sa propre mort dans ses rêves et passe sa vie entière à tenter d'y échapper, comme le morceau-titre l'explique habilement :
« Spirits of the night,
communicate with me.
Their visions of a future,
of what is yet to be.
As I see the way I die,
and I try to change it.
I am running short of time,
I'll just sit here waiting. »
La tension palpable qui suinte de ces paroles renforce la cohérence que la qualité de composition rendait déjà évidente. En effet, Visions ne laisse rien au hasard, du lien qui apparaît subtilement entre ses mélodies à la richesse de ses vers. D'autant plus qu'il est porté par une voix de velours, douce et langoureuse, qui sublime systématiquement leur contenu. Lorsque le protagoniste torturé cède aux voix qui hantent sa tête dans un touchant passage jazzy qui vient interrompre avec douceur la déferlante de rythmiques cliniques sur l'emblématique « Nocturnal Conspiracy »...
« Tonight I hang by a thread,
as the voice in my head takes control,
of this pain that I have felt before. »
… il démontre tout le charme de Ross Jennings, qui fait de sa voix une arme redoutable en dosant impeccablement ses interventions et la fait particulièrement briller dans les moments plus calmes, avec des tonalités qui coulent comme le lait matinal fraîchement tiré dans la gorge : il n'y a qu'à entendre comment il inonde « Deathless » de son charme évident. De manière générale, Visions est d'une fluidité chronique : chaque morceau s'enchaîne avec une cohérence d'orfèvre qui font de ce deuxième full-length une pièce théâtrale et épique qui se déguste et s'apprécie dans son ensemble, comme le montre la transition parfaite entre le sautillant « The Mind's Eye » et l'éblouissant « Portals », deux morceaux liés par le talent qu'Haken impulse pour rendre tout plus grand et plus ambitieux que sur leur album précédent qui se perdait un peu en détours. Ici, rien n'est de trop, tout est parfaitement fignolé, à l'image du fugace motif 8-Bit caractéristique des fantasques britanniques dans « Insomnia », repris quelques instants plus tard à la guitare électrique. Cet album propose un panel incroyable d'idées que les Anglais développent avec beaucoup de finesse, sculptant une série de morceaux changeants qui auront toujours la capacité de surprendre et d'attirer le chaland avec ses mélodies subtiles et obsédantes qui résistent aux multiples écoutes. Par exemple, la valse expérimentale qui ouvre « Shapeshifter », bientôt transcendée par des « palm mutes » écrasants, laissera bien vite la place à un riff délicat, piloté par les notes fugaces de clavier de Diego Tejeida et l'attaque de basse agile de Tom McLean. C'est aussi l'occasion d'entendre de nouvelles lignes de chant ensorcelantes de Ross Jennings :
« In the mist you fade to grey.
Lost in a city where vampires,
are guarding the gates.
And you vanish with no trace.
Warped and distorted,
my fear is escorted away. »
Tellement séduisant... vous l'aurez compris, notre homme m'a totalement sous sa coupe. Mais c'est avec leur « The Dance of Eternity » à eux que les Anglais crèvent le plafond, inscrivant en lettres d'or leur cryptique patronyme au panthéon de la musique progressive avec l'extraordinaire « Portals ». Comme son aînée, cette pièce instrumentale atteint une qualité de composition vertigineuse : le « sweeping » démentiel de Richard Henshall, motif récurrent du morceau, rivalise avec les contre-temps ciselés de Ray Hearne qui rythme avec maestria ce tsunami mélodique qui propulse à la face du monde ses trouvailles expérimentales, écartelant le morceau en plusieurs directions réussies : du jazz fusion au metal progressif le plus emblématique, Haken atterrit toujours sur ses pieds en impulsant à leurs fantaisies un feeling inépuisable. Les accords massifs d'orgue de Diego Tejeida viennent ajouter du relief à ce qui ressemble trait pour trait au coup parfait, tellement anthologique qu'il alimentera à son tour la légende du groupe : en triomphant de cette gageure quelques années plus tard, Conner Green sera engagé comme nouveau bassiste du groupe en remportant l'audition organisée pour remplacer Tom McLean, parti se consacrer à To-Mera.
S'il leur fallait encore franchir un portail pour faire partie des dieux, l'apogée de Visions se situe dans le morceau-titre qui le conclut, dans le respect de la tradition des morceaux-fleuves chers à Dream Theater, Symphony X, Shadow Gallery et consorts : c'est le moment qu'a choisi Haken pour nous résumer l'intégralité de son talent, à l'aide d'un riff mid-tempo contemplatif qui structure autour de lui un ensemble expérimental qui part dans tous les sens. Surplombée par les claviers et les arrangements grandiloquents de Diego Tejeida, omniprésents dans cet album, cette immense gradation épique permet aux musiciens d'exprimer sans complexe leur amour pour moult courants musicaux : des passades de rock progressif, de jazz, de bossa nova, de musiques orientales et classiques viennent forniquer toutes ensembles dans une gigantesque orgie nocturne de plus de vingt minutes. C'est encore l'occasion pour Ross Jennings d'exprimer sa mirifique palette, des choeurs d'opérette groovy (« I bet you don't remember me ») aux refrains aériens qui hissent une nouvelle fois l'album vers les cimes.
Et alors que « Visions » reprend le « killer riff » initial de « Premonition », ajoutant à la cohérence évidente de ce millésime de 2011, Haken devient grand. D'ailleurs, les Britanniques se sont tellement émancipés de leur influence que c'est Dream Theater qui s'est « inspiré » d'un riff de « Nocturnal Conspiracy » dans leur album de 2019, Distance Over Time. En effet, le riff final de « Untethered Angel » (5'12'') évoquera aux plus attentifs l'assaut de guitare emblématique qui retentit à 2'33''. La boucle est bouclée : voici une raison de plus de considérer Visions comme un grand album de metal progressif qui a su durablement marquer les esprits. Seule une production un peu plastique, occasionnant un « remaster » en 2017, l'empêche d'atteindre la place au soleil qu'un chroniqueur moins regardant lui aurait accordé sans hésiter. Une ultime prémonition ? Cette sortie mémorable aura permis à Haken de réserver à ses auditeurs bien d'autres portions de génie dans le futur.
| Voay 1 Septembre 2021 - 960 lectures |
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