Haken n'a pas le temps. Pied au plancher après un
Visions (2011) anthologique, les Anglais ne tardent pas à remettre le couvert avec un album qui enfonce avec violence les portes entrouvertes depuis leur formation en 2007, marquée par le pesant legs de
Dream Theater.
The Mountain, en 2013, est l'occasion pour eux de satisfaire leurs pulsions bizarroïdes et de laisser libre court à un appétit d'expérimentations que rien ne pourra rassasier. En effet, ces six hyperphagiques menés par Richard Henshall (guitare) et Ross Jennings (voix) n'allaient pas tarder à devenir des références du metal progressif, complétées par l'expertise de Ray Hearne (batterie) et Tom McLean (basse), puis Charles Griffith (guitare) et Diego Tejeida (claviers) un an après leur formation. Souhaitant s'extirper des territoires balisés du metal progressif, ils affirmaient dans certaines déclarations promotionnelles leur ambition de faire exploser les barrières musicales. Le claviériste s'était d'ailleurs fendu d'une sortie affirmant que le groupe ne s'était arrêté à aucune d'entre elles au moment de façonner cet album. De quoi mettre l'eau à la bouche à n'importe quel amateur de prog qui se respecte !
Force est de reconnaître que ce pari risqué est totalement réussi :
The Mountain balaie un considérable spectre d'influences, tout en ayant l'excellente idée de conserver une ossature suffisamment puissante pour que personne ne se trompe sur la marchandise. Évidemment,
Haken ne se prive pas d'exploiter l'une de leurs influences majeures : le jazz, habillée de torrents soul sublimes, à l'image de la sublime ouverture « The Path » qui vient surprendre en déposant sa douceur cotonneuse dans les oreilles ou encore le magnifique « As Death Embraces », magnifique duo piano/voix qui voit Ross Jennings briller de mille feux. Notre homme excelle tout autant lorsqu'il propulse ses chabadas fantaisistes à la face du monde avec un aplomb et un culot admirables : « Atlas Stone » offre à déguster sa gouaille éclatante en guise d'apéritif. Après son introduction grandiose sublimée par les arrangements grandiloquents de Diego Tejeida, toujours très présents dans l'album et les « palm mutes » massifs des deux guitaristes, les Anglais ne se retiennent pas longtemps pour partir en cacahuètes. L'orgie commence dès 2'24'', avec un passage déjanté qui permet aux auditeurs de prendre la température de ce que sera ce troisième full-length : un gloubi-boulga aussi déstabilisant que maîtrisé.
Une telle démarche ne pouvait se passer d'une grande production, seul véritable défaut du précédent opus,
Visions (2011). Avec l'aide de la pointure Jens Bogren, un pas de géant a été franchi dans ce domaine : la batterie de Ray Hearne a un rendu bien plus organique, tout comme l'équilibre entre les instruments qui permet d'offrir aux riffs innovants qu'ils portent une ampleur bienvenue. Aucun passage impromptu ne jure ou ne tombe comme un cheveu sur la soupe : tout est réglé au millimètre près. On passera sans coup férir du metal progressif le plus pugnace aux tentatives déjantées les plus improbables, au sein d'un même morceau bien souvent : « Falling Back To Earth » invite sans prévenir le jazz fusion et son swing caractéristique au milieu d'un déferlement de violence, tout comme « Pareidolia », qui fait allègrement copuler des rythmiques orientalisantes aux blast beats typiques du metal extrême. Alors que
Visions restait relativement balisé,
The Mountain retire à l'auditeur tous ses repères, ce qui peut être à double tranchant, imposant à ce troisième opus plus difficile d'accès de nombreuses écoutes pour en saisir toute la richesse.
Elle est quasiment infinie ; non content d'amplifier au maximum leur spectre musical,
Haken fait également le pari gagnant de durcir son metal progressif. Plusieurs morceaux, comme les mortels « Falling Back To Earth » ou encore « Pareidolia » obéissent à ce paradigme. Mais c'est « Cockroach King », morceau emblématique ultime des Anglais, qui y répond le mieux. Tout ce qui fait le sel de
The Mountain et même du groupe y est résumé dans une pièce pornographique de plus de huit minutes. À l'image du personnage créé ici, le « roi des cafards », érigé en véritable mascotte du combo qui servira de trame aux concepts de deux albums ultérieurs,
Vector (2018) et
Virus (2020), le morceau est d'une instabilité chronique mais sait toujours retomber sur ses pattes à l'aide d'un refrain totalement fédérateur :
« The Cockroach King sits on his throne,
with the Midas touch and a heart of stone.
An empire built on guile and greed,
a bleeding ground for those who heed. »
Éparpillé façon puzzle entre rock expérimental et contemplatif directement issu des seventies, metal progressif old school dopé à l'orgue Hammond, motifs a capella poignants, ou encore jazz aussi déconstruit que surprenant, « Cockroach King » s'impose comme un immanquable du genre. Si
The Mountain n'est pas à proprement parler un album concept, il pose donc avec ce morceau des fondations solides pour la suite de la carrière de
Haken. En surfant sur la vague
Visions, il permettait aux Anglais de diversifier et d'amplifier leur metal progressif, de plus en plus partagé entre la manière moderne et ancestrale. Force est de reconnaître qu'ici, c'est la seconde qui l'emporte, avec une influence et une créativité qui évoquera dans bien des aspects la décennie des années 70, comme l'illustre le break mid-tempo de « Falling Back To Earth ». Associé aux rythmiques syncopées cliniques que le combo raffine depuis ses débuts, ce mélange détonnant fonctionne également très bien sur les morceaux épiques et rapides comme « In Memoriam », véritable concentré d'efficacité qui remet du carburant dans la dynamique mélodique du disque.
Ce troisième full-length sait se montrer dur comme la roche, mais aussi tendre comme la rosée : les Anglais n'oublient pas d'aller creuser au fond de leurs entrailles pour ressortir des émotions pures que les morceaux mélancoliques mettent parfaitement en valeur : « Because It's Here » avec ses relents gospel et sa batterie électro ou encore « As Death Embraces » et sa tessiture soul remplissent parfaitement cet office. C'est la conclusion de cet album qui l'élève vers les cimes, avec « Somebody » aux faux airs de
Pain of Salvation qui développe un délicat arpège de guitare dans une lente gradation de spleen, guidée par la virtuose ligne de chant en canon « I wish I could be somebody » et sanctionnée par les lourds accords de clavier synthétique qui viennent conclure avec gravité et hybris cette ascension vertigineuse. Alors qu'il s'ouvrait avec douceur, l'album se ferme avec le même tempo en deux morceaux bonus produits par Diego Tejeida tout aussi délicats dans leur intention : « The Path Unbeaten » et « Nobody », permettant une nouvelle fois à Ross Jennings de faire entendre sa voix de velours.
The Mountain est donc l'album de tous les extrêmes pour
Haken ; expérimental et ambitieux jusqu'à la garde, il sait aussi proposer de nombreux moments intimistes qui permettent de faire reposer cette bouillonnante mixture qui tente constamment de s'échapper de sa soupière. En tout cas, il est autant un sommet pour le groupe que son aîné, même s'il nécessitera davantage de concentration pour passer outre sa complexité et son côté expérimental un brin aride qui pourra évidemment rebuter. Le déclic finira bien par arriver... ce serait vraiment dommage de passer à côté de cette sortie en or, qui n'a pas manqué d'atteindre son objectif et d'être judicieusement acclamée pour cette raison en son temps.
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