Ils sont fous ces Bretons! Oser sortir un album nommé
Virus en pleine année 2020, non mais franchement! On ne pourra pas pour autant les taxer d'opportunistes comme Michael Bay, puisqu'il s'agit ici du prolongement d'un concept articulé autour de leur personnage fétiche, le « Cockroach King » apparu sur l'album
The Mountain (2013) dans une piste résolument expérimentale, délicieusement jazzy et progressive, un peu hors du temps. L'album précédent,
Vector (2018), chroniqué sur votre webzine préféré par le jovial Astraldeath, en était l'« origin story » et montrait comment ce protagoniste, animé par l'ambition toute capitaliste de s'enrichir, subissait par la main d'un antagoniste tout aussi mystérieux, le Docteur Rex, des expériences peu réjouissantes, comme l'électroconvulsivothérapie (« The Good Doctor ») ou encore, à l'image du roman
La Métamorphose de Franz Kafka (1912), la transformation en cafard (« A Cell Divides »). « Messiah Complex V : Ectobius Rex » fait explicitement référence à ce héros énigmatique (« Ectobius Rex » n'étant que la latinisation de cette titulature de « roi des cafards »). De multiples références à l'album précédent hantent ce nouveau disque, notamment les paroles de « Host » vers lesquelles « Messiah Complex I : Ivory Tower » ainsi que d'autres morceaux du nouveau disque (« The Strain », par exemple) renvoient avec insistance :
« Where I end, you begin
When I fall, you will stand »
Ce titre tristement actuel ne doit donc rien au hasard, vous l'aurez compris.
Haken non plus, d'ailleurs. Ils sont passés, au grès de sorties invariablement qualitatives, d'espoirs à piliers de la scène moderne du metal progressif. Ce jeune sextet originaire de Londres, formé en 2007 par Ray Hearne (batterie), Richard Henshall (guitare), Charles Griffith (guitare) et Ross Jennings (voix), rejoint en 2014 par Conner Green (basse) n'en est plus à son galop d'essai ; leurs treize ans d'existence ont façonné un groupe besogneux, soucieux de produire un contenu de qualité, toujours très varié et travaillé. Ils ont su s'émanciper de leurs influences (
Rush,
Dream Theater) pour imposer leur style, prouesse déjà atteinte depuis longtemps lorsque sort ce
Virus tout teinté d'un jaune canari minimaliste qui fait lui aussi écho au rouge sang de
Vector, toujours sur le label des projets progressifs dans le vent, InsideOut Music. Ces deux disques qui se regardent dans les yeux forment donc un diptyque imposant qui prétend donc continuer à imposer l'architecture des Britanniques.
Ce style, ils le doivent en partie à la voix de Ross Jennings, devenue avec le temps immédiatement identifiable. Une voix sucrée, doucereuse, qui sait imposer des lignes de chant racées pour porter un ensemble foutrement bien fignolé. Notre homme a réussi à se faire une place de choix au milieu de tous les extraterrestres de la scène (Devin Townsend, Daniel Gildenlöw, Steven Wilson, Mariusz Duda pour ne citer qu'eux...). Tantôt intimiste et pop lorsqu'elle est simplement portée par une magistrale ligne de basse (« Carousel »), tantôt plus agressive et éraillée dans ses gradations fulgurantes (« One, one last, one last chance to disappear ! » sur « Invasion ») sa voix dégage une impression de facilité presque arrogante, surtout avec ce délicieux accent anglais. Lorsqu'il est rejoint par des choeurs dynamiques (« Messiah Complex II : A Glutton for Punishment »), il apporte une aura supplémentaire, régnant sur ces morceaux comme un véritable maître des tessitures aiguës. Pour couronner le tout, il ne fait guère de manière, privilégiant une approche efficace et moderne qui transcende les mélodies, qu'elles soit atmosphériques comme lorsqu'elles prétendent avoiner de tout leur saoul.
En effet,
Haken se distingue aussi par une grande qualité de composition. Armés de Richard Henshall et de Charles Griffith, les Britanniques maîtrisent avec brio les ambiances et les ruptures de ton dans ces nouvelles offrandes qui savent toujours être surprenantes et percutantes, dans une belle variété de sens et de son. Les cinq morceaux qui forment l'ensemble « Messiah Complex » illustrent cette grande palette de création. L'analyse qu'en faisait mon estimé collègue sur leur précédent disque peut à nouveau s'appliquer ici : le combo propose toujours ce syncrétisme entre un metal progressif moderne et ancien, combinant post-rock aérien et « breakdowns » typés djent salement percutants (« Messiah Complex V : Ectobius Rex ») avec un riffing habile qui n'oublie pas de saluer leurs mentors du genre (« Invasion », « Messiah Complex I : Ivory Tower »). Néanmoins, ici, la part moderne du combo s'accentue clairement. « Messiah Complex IV : The Sect » part dans tous les sens, proposant des expérimentations barrées du meilleur effet : ces motifs « 8-bit » viennent relancer la mélodie globale, tout comme ce saxophone dissonant de Diego Tejeida et ce blast beat opportunément claqué par un Ray Hearne fort vivace. Les Anglais sont aussi de véritables orfèvres dans la maîtrise des émotions, comme le montrent les passages atmosphériques aériens et éthérés du génial « Carousel » et son refrain enlevé :
« Holding on too tight to let you go
I'm sinking in the mire
Wish we could go back to how it was
But we're too close to the wire »
Celui de « Prosthetic » montre aussi cette capacité à composer des motifs accrocheurs qui s'ancreront sans coup férir dans votre cerveau. « Canary Yellow » viendra quant à lui évoquer le post-rock dans une mélopée éthérée, superbement douceâtre. Non seulement le groupe ne tombe pas dans le piège du trop mielleux ou trop commercial, mais il relance habilement son disque grâce à ce morceau plus calme. Le combo doit aussi sa modernité aux sons de claviers de Diego Tejeida, qui lorgnent parfois vers la synthwave (« Invasion »).
Haken n'oublie pas non plus les contraintes inhérentes au genre : comme nous nous trouvons face à un concept album, certains riffs reviennent régulièrement : celui qui hante « Prosthetic » viendra à nouveau pourfendre les oreilles des auditeurs dans la fin de « Messiah Complex V : Ectobius Rex », comme un emblème de cet album. En tout cas, les Britanniques combinent avec maestria tout ce que le metal progressif moderne peut offrir de réjouissant : des riffs ciselés, agressifs, qui rentrent dedans avec un sens du détail intelligent. Rien ne dépasse de la production, ample et précise dans laquelle tout est admirablement bien dosé. Malgré quelques longueurs inévitables et des motifs sucrés que certains auditeurs pourront trouver trop faciles (la conclusion « Only Stars » est peut-être un peu anecdotique),
Virus demeure un disque très réussi, qui parvient non seulement à se hisser à la hauteur des précédentes offrandes du groupe, mais aussi à imposer son teint jaunâtre dans le paysage du metal progressif actuel.
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