Fates Warning - A Pleasant Shade Of Grey
Chronique
Fates Warning A Pleasant Shade Of Grey
C'est l'histoire d'une parenthèse enchantée qu'il me faut maintenant conter sur votre webzine préféré. Un moment béni de la carrière d'un groupe, un alignement d'étoiles lui permettant d'atteindre une forme de plénitude inimitable. Fates Warning avait pourtant déjà tutoyé les sommets à de nombreuses reprises, notamment avec le sacro-saint Awaken The Guardian, son troisième full-length de 1986, consacrant le quintet du Connecticut comme un pionnier du metal progressif et une influence majeure pour bon nombre de ses enfants à naître. Mais après le départ de son chanteur emblématique John Arch en 1987, le combo a pourtant du se relancer : c'est alors que commence, en 1988, le sacerdoce de Ray Alder, qui se voit confier l'impossible mission de faire oublier son prédécesseur. Les albums de la fin de la décennie 1980 et du début de la suivante s'y emploient avec acharnement, achevant une mue vers un riffing complexe et ambitieux que cultive non sans un certain génie leur principal compositeur et fondateur Jim Matheos (guitares). Ainsi, Perfect Symmetry (1989) et Parallels (1991) hissent à leur tour le groupe vers de nobles territoires. Inside Out (1994) marquait une nouvelle fin de cycle avec le départ du bassiste historique Joe DiBiase, chaleureusement remercié par ses pairs pour son investissement : Mark Zonder (batterie) ou encore son remplaçant Joey Vera lui rendent un hommage appuyé dans le livret de ce huitième full-length paru en 1997. Mais s'il y a bien un personnage qui rend cet album unique, c'est le claviériste enchanteur Kevin Moore, qui avait délicatement fermé la porte de Dream Theater au son de « Space-Dye Vest » trois ans auparavant.
Déjà invité en tant que musicien session sur Perfect Symmetry (1989), ce futur diplômé de psychologie ayant récemment ouvert son cabinet à New York contribue à faire de A Pleasant Shade Of Grey un moment hors du temps. Hantant les recoins de cet album comme un fantôme avec sa touche atypique, de ses notes de piano alambiquées (« Part V », « Part VIII »), de ses influences industrielles (« Part II », « Part X ») ou encore de ses accords mélancoliques qui percent le cœur (« Part XII ») notre homme le transforme presque à lui tout seul en un album majeur du metal progressif. Mais ce serait oublier un peu vite les talents de Jim Matheos, guidant ses camarades sous la bannière de sa créativité débridée. L'architecte de cet unique morceau découpé en douze parties, c'est lui. C'est avec la peur de se répéter et la volonté de relancer le groupe qu'il compose cette gigantesque pièce conceptuelle, explorant la psyché humaine avec une justesse folle dans ses paroles. L'anxiété, les rêves éveillés, le manque d'inspiration ou encore la peur de mourir : ces concepts s'incarnent et s'animent dans un décor pluvieux et maussade suggéré par les habiles samplers qui bruissent tout au long de l'écoute. Les morceaux qui prennent vie dans cette atmosphère grisâtre s'enchaînent parfaitement, catalysés par ces sonorités atypiques qui tissent un lien quasi mystique entre eux. La mélancolie profonde qui en découle, d'une puissance évocatrice infinie, est capable de laisser sur ses auditeurs une trace indélébile... au moins autant que le passage de l'enfance à l'âge adulte.
En effet, A Pleasant Shade Of Grey est un album qui sait prendre son temps : point de « tube », point de morceau accrocheur destiné à truster les charts. Seules les émotions brutes priment. Portées par la voix ample et profonde de Ray Alder, capable d'envolées lyriques virtuoses (« Part III ») comme de retenue touchante (« Part V », « Part VI »), celles-ci explosent et font vibrer les entrailles. Lorsque cette voix éraillée par la cigarette exprime les doutes, la dépression, le deuil, il n'en faut pas plus pour que le cœur loupe un battement. Le refrain de la sublime « Part IX » pourra provoquer cette arythmie...
« Where you are, I am,
through nights that never end.
Where you are, I am,
in words I will never send. »
Touché. La basse ronflante de Joey Vera viendra ajouter à cette mélancolie vertigineuse ses notes haut perchées et chambouler l'inconscient, comme elle le fait en menant l'extraordinaire gradation « Part VI », bientôt rejoint par l'arpège fantomatique de Jim Matheos qui crée une boucle totalement obsédante. Ajoutez à cela une pincée d'accords de claviers d'un Kevin Moore libéré de ses entraves, ses samplers de pleurs d'enfant et de paroles teintées d'inquiétudes et c'est le pacemaker qui vous guette. Lorsque retentit la batterie emblématique de Mark Zonder, venu achever un morceau couronné par la sortie a cappella d'un Ray Alder au sommet de son art, et vous avez un pied dans la tombe.
Mais au-delà de son versant intimiste, A Pleasant Shade Of Grey sait aussi décoller lors de passages expérimentaux qui savent relancer et rythmer cet ensemble maîtrisé. L'épique « Part XI » saura vous faire sortir de terre, tout comme le passage enlevé de « Part IV » et la rythmique palpitante de « Part V ». Le motif récurrent créé par les notes fulgurantes du piano de Kevin Moore qui s'étend sur les « Part VII » et prolonge son génie sur l'instrumental « Part VIII » résument à elles seules le génie du claviériste et son apport considérable à cet album. Cette mélodie, jouée à une puis à deux mains avec une précision reptilienne, tantôt seule maîtresse à bord, tantôt soutenue par les accords ciselés de Jim Matheos et la basse fantasque de Joey Vera, contribue à propulser cet album hors de notre monde. Et que dire de la conclusion, « Part XII » ? Avec cette nouvelle percée astrale du claviériste, descendu des cieux à l'aide de quatre majestueux accords de violon soutenus par les discrètes notes du guitariste puis relancée par la section rythmique, elle achève cette déferlante de mélancolie comme il se doit. Ray Alder n'oublie par d'y briller comme l'immense chanteur qu'il est avec un nouveau tremolo habité qui parraine cette magnifique anaphore :
« I remember cities and I remember rain,
like the sound of your voice falling
these memories and more remain.
I remember winter and I remember strain,
like the sound of your voice breaking
these memories and more remain.
I remember the nights and I remember pain,
like the sound of your voice alone
these memories and more remain. »
Coulé. La façon dont il s'empare des paroles en sublime toute la poésie. Il me faut tout de même revenir sur terre quelques instants, en pointant du doigts ces sonorités trop fortement ancrées dans les années 1990 : c'est l'un de revers de la médaille offerte plus haut à l'auguste Kevin Moore. Les quelques orientations industrielles et les sonorités caractéristiques que l'homme déverse dans cet opus ont plutôt mal vieilli, notamment le début de l'album (« Part II ») qui paraîtra sans doute bien trop daté à des auditeurs avertis de 2021. La production a également pris un petit coup de pelle. Tous ces éléments contribuent à enrober ce huitième full-length dans une carapace qu'il sera difficile de briser. Oui, A Pleasant Shade Of Grey prend son temps. L'autre revers de cette médaille chèrement gagnée est qu'il en faudra beaucoup pour l'apprivoiser et le laisser parler à notre âme. Or, cet opus ne se prête ni aux écoutes répétées, ni aux écoutes quotidiennes, à moins d'y laisser des plumes : c'est aussi ce qui fait tout son charme et son aura.
Non content d'avoir contribué à définir les contours d'un style destiné à grandir et à se développer dans les années qui suivront, Fates Warning livrait avec A Pleasant Shade Of Grey l'album-concept parfait, où tout s'articule avec une cohérence d'orfèvre. Les Américains dévoilaient au monde un album précieux, à ne déguster que parcimonieusement, le temps d'une écoute, de peur d'être à nouveau assailli par ses nuages de mélancolie pure. Un cadeau. Qui se mérite, ne se prête pas à un ami, ne se laisse pas découvrir entre deux bières comme un disque de peu de vertus. Dont il faut s'imprégner, presque de manière charnelle, pour en saisir la substantifique moelle. En définitive, c'est bien une parenthèse que nous offre Fates Warning. Une parenthèse dans sa riche discographie autant qu'une parenthèse dans la vie. Et lorsque retentit la sonnerie stridente à la toute fin de sa « Part XII », c'est qu'il est temps de se réveiller et de retourner dans le vrai monde. Quel dommage. Mais bientôt, très bientôt...
« Face to face we'll awake
To see another day
And with hope in our hearts
Embrace this shade of grey
This pleasant shade of grey. »
| Voay 26 Septembre 2021 - 959 lectures |
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