Sur le webzine Nightfall in Metal Earth, l'illustre chroniqueur Swell déclarait le 1er décembre 2002 dans sa chronique du troisième full-length du Théâtre des Rêves : « je déconseille aux personnes désireuses de découvrir le groupe de commencer par cet album ». Dommage pour moi, il était déjà acheté à la Fnac pour une bouchée de pain et écouté un nombre incalculable de fois. Alors que je chérissais passionnément ce disque, à l'origine de mon addiction dévorante pour le metal, j'ignorais encore quelle place allait prendre, perdre puis reconquérir avec perte et fracas
Dream Theater dans ma vie. Ses membres, eux, étaient déjà lancé à plein régime sur l'autoroute de la réussite après le succès retentissant qu'avait été
Images and Words en 1992. C'est donc désireux d'enfoncer le clou que John Petrucci (guitare), John Myung (basse), Kevin Moore (claviers), James LaBrie (chant) et Mike Portnoy (batterie) reviennent deux ans plus tard avec
Awake.
C'est avec un groove énormissime dès « 6:00 » que ce dernier introduit, seul, un album résolument plus complexe que son grand frère, enfin doté d'un son de batterie à la hauteur de son talent éclatant. Après cette descente de toms ravageuse, cette caisse claire qui fouette l'auditeur et ce jeu fascinant de subtilité sur la cymbale charleston, il est rejoint par un premier riff fort alambiqué, presque dissonant, qui donne le ton et la coloration d'un album à la saveur particulière. John Petrucci y dépose sa guitare avec l'esprit conquérant. Qu'importe, j'étais déjà sous le charme. Encore plus lorsque la basse de John Myung vient sublimer ces premières minutes de son doigté arachnéen. Quant à Kevin Moore, il commence tout juste à poser subrepticement son empreinte sur cet album, proposant des compositions et des motifs intimistes ultimes que le groupe a du s'empresser d'accepter.
James LaBrie, plus que jamais au faîte de sa carrière, est comme un poisson dans l'eau. L'évolution magistrale de sa voix, plus agressive, presque éraillée par moment mais toujours aussi virevoltante, toute rompue qu'elle est en maîtrise des aigus, saute aux oreilles. Sa performance aérienne sur « Innocence Faded » dévoile l'étendue des capacités de l'immense chanteur qu'il est alors. Il se distingue constamment en lignes de chants dantesques que peu pouvaient – et peuvent – se permettre, à l'image de ses envolées lyriques juste incroyables sur le refrain de « Voices » :
« Voices repeating me!
"Feeling threatened ?
We reflect your hopes and fears." »
Il ajoute une belle variété d'intonations et de nuances à son chant, comme le montre ce ton désinvolte dans une tessiture plus grave et sensuelle avec laquelle il aborde « Lie » ou encore ses apostrophes théâtrales sur « The Mirror », par ailleurs première étape informelle de la rédemption de Mike Portnoy sur son alcoolisme chronique (nous y reviendrons plus tard) :
« Constant pressure tests my will, my will or my wont. »
« How in the Hell could you possibly forgive me ? After all the Hell I put you through! »
En tout cas, dans toute la palette qu'il adopte, il sonne terriblement juste, même lorsqu'il se livre à des tremoli parfois un peu maniérés, coutume inhérente au style. S'il n'est pas aussi majestueux que d'autres albums du groupe du fait de son côté complexe et ultra travaillé,
Awake n'en compte pas moins ses moments de bravoure historiques. John Petrucci, en pilote de ce navire conquérant, en est l'artificier principal, à l'image de la fantastique envolée shredienne qui barde l'instrumental épique « Erotomania », dans laquelle il s'amuse à rejouer un air de musique classique évoquant Jean-Sébastien Bach. Ses riffs ultimes propulsent vers les sommets ce metal progressif qui se fait tantôt menaçant et sinistre mais aussi magnifiquement évolutif et toujours surprenant : le début de « Voices » articule un motif où la merveilleuse ligne de basse de John Myung mène la danse et s'interrompt brutalement sur un riff totalement céleste où Kevin Moore fait briller James LaBrie avec quelques notes de piano. Ces deux morceaux composent par ailleurs avec « The Silent Man », touchante ballade folk, une pièce en trois actes nommée « A Mind Beside Itself », qui évoque les maladies mentales et notamment la schizophrénie.
Au-delà de la technique,
Dream Theater sait aussi se montrer diablement efficace, avec des riffs qui groovent salement : le pont enlevé du milieu de « Caught in a Web », le gros « palm mute » asséné par John Petrucci sur « The Mirror » et l'enchaînement par une transition des plus classieuses vers l'efficace « Lie », dans lequel il offrira à son instrument un orgasme bref mais intense via un sublime solo. Ce morceau terriblement accrocheur bénéficiera d'ailleurs d'un clip dont la trajectoire épileptique de la caméra vous donnera probablement envie de rendre votre collation. La pièce de choix qu'offre « Scarred », à la structure bigarrée, balancée entre des passages aux mesures très certainement improbables et un refrain sucré, relance l'album après un hommage un peu trop appuyé à
U2, « Lifting Shadows Off a Dream », un cran en-dessous, malgré sa belle ouverture atmosphérique.
Mais le chef-d'oeuvre absolu et indépassable de cet album restera, à jamais, son grand final. Après une introduction aux airs de
Marche funèbre de Chopin, cette ballade magistrale et évolutive dépose délicatement dans le cœur de profondes émotions. Ascension vertigineuse dans la mélancolie exprimée par une partition de piano affolante de pureté, « Space-Dye Vest » explose totalement avec les délicats coups de ride que Mike Portnoy offre délicatement à ses dernières minutes. Traumatisant pour votre serviteur, qui ne se gênera pas pour la consacrer comme l'une des toutes meilleures ballades du metal. C'est en fait le « cadeau d'adieu » du claviériste Kevin Moore au groupe puisqu'il le quittera juste après la sortie de cet album pour voguer vers d'autres cieux,
Fates Warning et
OSI notamment... au grand dam de ses autres membres et des fans. Son héritage reste considérable aujourd'hui, entre autre pour ce morceau un peu extraterrestre. Il aura en tout cas contribué à porter
Awake au panthéon de discographie de
Dream Theater.
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