« It’s time to wake up and die or regenerate! »
Haken ne pouvait pas mieux exprimer le besoin dévorant de se renouveler qui devrait animer chaque formation estampillée progressive. Oui, les Anglais devaient retrouver leur mojo, leur tropisme expérimental après l'exploration réussie de sonorités metal modernes et codifiées du diptyque
Vector (2018) et
Virus (2020). Embrasser à nouveau ce côté décoiffant et surprenant qui fait le sel de leur musique depuis
Aquarius (2010), premier effort de ce sextet mené depuis ses débuts par les deux excellents guitaristes et compositeurs que sont Richard Henshall et Charlie Griffiths. Cette régénération devait vraisemblablement passer par un changement majeur de line-up. Exit Diego Tejeida, sorti par la grande porte en novembre 2021. Deux communiqués exposant la fierté du travail accompli, les divergences créatives et l'envie d'ailleurs du claviériste mexicain mirent fin à cette collaboration de treize ans.
Haken n'a pas cherché très loin son remplaçant. Bienvenue Peter Jones, claviériste originel du groupe lors de sa formation en 2007. Le bonhomme ayant toujours suivi la carrière de ses amis d'enfance avec intérêt, on imagine son enthousiasme à l'idée de réintégrer la bande des années plus tard. La proximité géographique avec ses collègues lui a permis de mettre directement les mains dans le cambouis et de participer pleinement au processus créatif du septième opus. Aux côtés du solaire Ross Jennings (voix) et de cette section rythmique de haut vol toujours composée de Ray Hearne (batterie) et de Conner Green (basse), ce petit nouveau pas si nouveau pouvait faire ses débuts dans les meilleures conditions. D'autant qu'il est présenté dans la promo du groupe comme une pierre angulaire de ce nouvel album. On y reviendra plus tard.
Cette régénération passe aussi par un changement de direction artistique. Outre un appel à contribution pour le single « Nightingale » (les fans pouvaient voter pour le visuel qui leur plaisait le plus), paru plusieurs mois avant la sortie de
Fauna, les Britanniques commandent aux doigts de fée de Dan Goldsworthy un sublime tableau habité par un classieux chimpanzé et parsemé de subtiles références à la faune qui peuple leur nouvel album. Une rupture qui change du monochrome. Comme Camille Saint-Saëns et son carnaval,
Haken associe chaque animal à un morceau qui fonctionne donc selon ses propres codes et sa propre personnalité. Cette initiative a un double effet positif. Le premier est de doter ce disque d'un concept marquant, rempli de références qui comportent plusieurs niveaux de lecture. Si l'écriture des Anglais a toujours été très soignée, on atteint ici un très haut niveau de sophistication. Par exemple, l'exceptionnel morceau final « Eyes Of Ebony » traite autant de l'extinction de Sudan, dernier mâle rhinocéros blanc du Nord en mars 2018, que de celle du père de Richard Henshall trois ans plus tard. Quant à l'ouverture « Taurus » elle évoque autant la migration des gnous en Tanzanie sur des milliers de kilomètres que celle des réfugiés ukrainiens récemment forcés de quitter leur foyer. Entre ces deux pôles défilent bien d'autres thématiques touchantes, des références aux Réplicants de
Blade Runner dans « The Alphabet Of Me » aux punchlines défendant la cause animale dans « Sempiternal Beings ». Le second effet positif de ce concept est de faire de
Fauna un album expérimental et fondamentalement varié.
À tel point que, comme le chef-d'oeuvre amplement salué
The Mountain (2013) tenter de le faire entrer dans une case devient une gageure. Mais sur votre webzine préféré, on aime les défis. La comparaison avec cette sortie historique ne s'arrête d'ailleurs pas là ; comme pour leur troisième opus,
Haken a totalement ouvert les vannes de la créativité, ne s'imposant aucune limite de style. Mais les Anglais ne font ni dans la répétition, ni dans l'hommage vain et mercantile aux succès du passé. Ils se renouvellent pleinement et prennent des risques, avec cette coloration math rock qui inonde les oreilles dès les premières écoutes. Si la pop s'invitait très régulièrement chez
Haken, ils cèdent ici à cet aspect primordial de leur musique un terrain considérable. Leur technique de plus en plus exceptionnelle s'exprime pleinement dans les mélodies ciselées, finement découpées et calculées qu'ils offrent à ce
Fauna. Ces pulsations de guitares interrompues par des petites goulées de silence, ces petites notes distillées avec malice réussissent parfaitement aux Anglais, surtout lorsqu'ils sont habilement mélangés à leur recette habituelle, toujours extrêmement surprenante, capable de sautiller entre du metal bien rugueux, des motifs jazzy, du rock seventies et du bruitage fantaisiste. Un morceau comme « Elephants Never Forget » part dans tous les sens, de
Dream Theater à
Emerson, Lake & Palmer en passant par
Everything Everything. Une gageure, je vous disais. Rien ne semble résister à
Haken, même lorsqu'ils font du délicieux « The Alphabet Of Me », audacieux single à la
Foals, l'un des porte-étendard de
Fauna. Ce choix disait déjà beaucoup de son orientation. Ce tube en puissance a tout du braquage : s'il a de quoi séduire une large frange de nouveaux auditeurs avec son côté « easy listening », il comporte aussi tout ce qui fait le charme et la personnalité des Britanniques. Bien joué Callaghan. Cet apparat clinquant et moderne laisse tout de même une large place à l'émotion : au cœur de cette maîtrise clinique se cache des instants de pur grâce, où la mélancolie règne en maître et ne se fait pas prier pour balayer le coeur. L'exceptionnel grand final « Eyes Of Ebony », avec sa mélodie polyrythmique, fait doucement émerger une tristesse désabusée, habilement renforcée par le double niveau de lecture. Les lignes de chants de Ross Jennings, toutes en montées et en descente, y sont tout bonnement magistrales :
« Stolen from the light
A primordial giant
At the gates of Valhalla
Freed from limbo
You were fighting for your life
In the heat of the flame
As the dying embers burnt to ash »
C'est que ce bonhomme aux frisottis parfaitement taillés n'a pas son pareil pour sublimer les idées farfelues de ses camarades avec des mélodies vocales toujours pleines de finesse et de classe. Avec son air de ne pas y toucher, cette façon de chanter avec la pipe (électronique) aux lèvres, les jambes croisées et l'air dédaigneux comme le simiesque patron de la pochette, il participe grandement à la réussite éclatante d'
Haken sur ce septième album. Son registre est toujours très varié, que ce soit dans un registre intimiste, fédérateur (les choeurs tubesques de « Lovebite ») ou même épique : son envolée dans « Sempiternal Beings » qui fait décoller le morceau entraîne tout le monde dans son sillage. Le bataillon suit parfaitement son chef de guerre : en effet, malgré une exploration réussie de territoires plus démocratiques, les Britanniques n'oublient absolument leurs racines metal, encore bien vivaces. Outre la féroce ouverture « Taurus » aux accents djent, qui gratte le sol comme son animal totem et lance
Fauna comme une furie sur l'auditeur, plusieurs passages diablement efficaces viennent immédiatement foutre la chair de poule. La cavalcade thrashy qui transforme « Nightingale » en brûlot épique (vers 4'04''), la brutalité des riffs ciselés des massifs « Sempiternal Beings » et « Beneath The White Rainbow », véritables intestins de cet album, dévoilent la créativité débridée des guitaristes Richard Henshall et Charlie Griffiths, polyvalents comme jamais.
Haken y cultive parfaitement son sens du groove, avec cette basse majestueuse de Conner Green qui vient envelopper « Island In The Clouds » ou encore l'approche funky qui parraine le vénéneux tube « Lovebite ». Enfin, ce n'était point menterie promotionnelle, Peter Jones est bien la pierre angulaire de
Fauna. Il s'intègre parfaitement au système de jeu, à tel point que sa présence change presque tout. Il est au cœur de ces nouvelles créations, lançant plusieurs morceaux de ses accords subtils (« Nightingale », « The Alphabet Of Me »). Il connaît bien des moments de gloire, à l'image de ce break extraordinaire au piano dans « Beneath The White Rainbow » (à partir de 2'56'') où il conduit toute la mélodie comme un chef d'orchestre. Une intégration aussi réussie que naturelle donc, tant tout semble couler de source.
Alors, merci
Haken. Je m'incline bien bassement, à m'en péter le dos. Merci pour cette sortie aussi moderne qu'ambitieuse qui fait définitivement entrer le groupe dans la cour des têtes d'affiches du genre. Qui pourra être au niveau ? Écrivais-je dans une chronique précédente.
Haken, évidemment. Avec
Fauna, réussite intégrale sans limite dans la créativité, ils signent un nouveau grand crû qui a au moins le mérite de regarder
The Mountain (2013) dans les yeux. Si ce septième album est plus facile d'accès que son illustre grand frère, ouvrant grand les bras aux nouveaux venus qui viendront le saigner comme jamais en se disant qu'il n'y a pas mieux dans le paysage actuel, il montre aussi toutes les facettes du groupe poussées à leur paroxysme. Une régénération rondement menée ; la mort attendra.
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