Mille ans que j'ai attendu cet album. Il a été mon fantasme, de longues minutes durant, de longues semaines durant, de longs mois durant.
A View From The Top Of The World, bardé d'une belle pochette signée Hugh Syme qui utilise habilement le visuel du Kjeragbolten en Norvège, je l'ai guetté fiévreusement, grignoté par le « monstre invisible » de l'anxiété, enfermé chez moi par la pandémie qui a déferlé sur le monde. Pour apaiser cette créature qui pulsait dans mes tempes, j'ai inspecté, disséqué et interprété chaque nouvelle provenant du nouveau quartier général de
Dream Theater, siège de l'enregistrement de ce nouvel album : le DTHQ, studio flambant neuf bâti par et pour ces monstres sacrés de New-York. La preuve : lorsque Mike Mangini (batterie), à peine sorti de sa session d'enregistrement, dévoilait dans un post enthousiaste daté du 15 janvier 2021 que ce quinzième full-length lui rappelait la même énergie qu'à l'époque où il tabassait les fûts d'
Annihilator...
… j'étais là.
Lorsque les deux leaders du groupe John Petrucci (guitares) et Jordan Rudess (claviers), encore envahi des cheveux qu'il s'était volontairement laissé pousser pendant toute la durée de la crise sanitaire, posaient fièrement le 21 février 2021 dans leur nouveau fief, indiquant à la plèbe que « le travail continuait »...
… j'étais là.
Lorsque qu'un James LaBrie (voix) teinté de quelques mèches grisonnantes s'égosillait à son tour dans les travées de ce nouveau quartier général le 23 mars 2021...
… j'étais là.
Et bien sûr, lorsque « The Alien », premier single de ce nouvel album, a atterri dans l'Hexagone le 13 août 2021 à minuit heure française, j'étais là pour le signaler sur votre webzine préféré. J'étais là aussi, lorsque John Myung (basse) est resté parfaitement silencieux lors de la seconde partie de l'interview promotionnelle délivrée par InsideOut le 29 septembre 2021. Destinée à faire patienter la horde d'ouailles prêts à prendre pour parole d'Évangile les déclarations enflammées du groupe sur l'inspiration
A Change Of Seasons (1995) ou encore
Metropolis, Pt. 2 – Scenes From A Memory (1999) qui aurait hanté ce nouvel album, cette « installation » me mettait l'eau à la bouche. De leur côté, ces cinq créatifs hyperactifs n'ont jamais arrêté de tripatouiller leurs instruments durant cette mise en pause forcée du monde qui leur a offert, pour la première fois depuis des années, l'opportunité de sortir de leur rythme de travail stakhanoviste et d'ouvrager en profondeur un album qui se devait de rehausser leurs ambitions après l'aussi sympathique qu'anecdotique
Distance Over Time (2019).
Ils font – une fois n'est pas coutume – le pari d'en prendre le contrepied.
A View From The Top Of The World est un album qui vit, qui respire, là où son prédécesseur prenait le risque – pour retrouver l'efficacité organique qui manquait à
The Astonishing (2017) – d'engoncer ses morceaux dans des durées trop concentrées et de vivoter sur un feeling « old school » un brin daté. Vous vouliez de l'épique ? Semble crânement demander
Dream Theater, sourire en coin, à cette foule d'impatients : aucun morceau en-dessous de six minutes, point de ballade réglementaire pour interrompre cette nuée d'énergie qui fond sur ce quinzième opus. Mieux même, les New-Yorkais ont rehaussé les curseurs techniques à leur maximum, retrouvant les sommets habilement évoqués dans son titre. Ils peuvent se le permettre, avec un tel batteur. Mike Mangini a déclaré à tout va, dans de nombreux posts aussi sincères que touchants, qu'il avait eu l'opportunité et le temps – pour la première fois – de mettre toute son âme dans un album de
son groupe. Il n'a pas menti : dès « The Alien », grandiose morceau d'ouverture, il en tartine dans tous les coins, mettant sa technique monumentale au service de parties batterie d'une richesse incroyable, qui justifient presque à elles seules une écoute approfondie. Ses breaks cisaillés composés de descentes de toms supra-impressionnantes, de contre-temps virtuoses, de plans de double pédale d'une technicité et d'une complexité rares et d'un jeu de cymbale d'une précision dantesque (« Awaken The Master ») habillent et emplissent tous les morceaux de ce disque d'un apparat massif, catalysé par un mix aux petits oignons. Son jeu très puissant, magnifié par le mastering cristallin d'Andy Sneap, offre une belle violence aux hymnes du combo, complétée par les assauts de John Myung avec qui il forme une section rythmique extraordinaire et à qui la production laisse enfin retrouver la limpidité qu'il mérite.
En effet, ce génial bassiste apporte systématiquement une plus-value à la puissance dégagée par ces sept morceaux avec son doigté resplendissant, qui soutient les mélodies incisives du groupe et les porte sur ses épaules lorsque l'autre fondateur du groupe et le « Keyboard Wizard » se livrent leurs duels d'anthologie. Ces deux énergumènes, qui ont tant charbonné pour offrir à ce nouvel opus une inspiration et une production cristallines, semblent d'ailleurs avoir retrouvé le feu sacré. À tel point qu'à plusieurs reprises, certaines idées qui faisaient tambouriner dans ma poitrine mon cœur d'adolescent ne manquent pas de faire tressaillir mon cœur d'adulte. Comme ce passage grand guignolesque option saloon qui pope en plein « Sleeping Giant », clin d'oeil aux effets de manches que Jordan Rudess se permettait au début des années 2000. Lorsqu'il fait décoller « Answering The Call » avec une ascension fulgurante, je manque plusieurs battements. Dans « The Alien », le double solo mené avec John Petrucci vers 4'39'' emporte tout sur son passage. Le long et délicieux pont instrumental qu'il précède, où le quatuor d'instrumentistes se lâche totalement dans une complexité qui évoque par moments
Systematic Chaos (2007) – en bien mieux – annonçait la couleur de cet album :
A View From The Top Of The World comporte son lot de moments de bravoure qui manquaient cruellement depuis des années, pilotés par le maître guitariste qui y déverse bon nombre de soli mémorables. Que ce soit dans un registre mélodique et raffiné (« Invisible Monster », « Transcending Time ») ou encore rapide et technique (« Answering The Call »), il excelle. Ce six-cordiste qui se métamorphose en huit-cordiste le temps d'un morceau prouve à moult reprises qu'il regorge encore d'idées intéressantes, lui qui en est à son troisième album composé et produit en deux ans!
En effet, son inspiration, à l'image de son abondante barbe, ne semble aucunement dépérir. Il se permet même quelques innovations, comme ce passage en pédale wah wah sur sa rutilante guitare huit-cordes dans le surpuissant « Awaken The Master », gros temps fort du quintet de New-York qui alterne avec une grande maîtrise les moments brutaux et aériens. Ces cinq hères – s'ils ne révolutionnent pas leur art ici – prennent tout de même le risque de mettre quelques orteils dans le metal progressif « moderne » aux riffs burinés et ciselés, aux rythmiques chaloupées, tout en offrant à leur auditoire des mélodies ultimes et atypiques qui ne manqueront pas d'emporter les foules.
Dream Theater retrouve aussi bien vite son inspiration de toujours,
Rush, sur le plus léger « Transcending Time » qui propose tout de même un passage instrumental puissant et metal de très haute volée, contribuant à l'équilibre et à la cohérence de cet album. Les New-Yorkais démontrent encore leur capacité à composer des morceaux évolutifs, surprenants et changeants, qui savent toujours cueillir le chaland avec maîtrise : après ses majestueuses harmoniques combinées à de profonds « palm mutes », « Answering The Call » impose lui aussi un passage où l'on retrouve avec bonheur ce groove dément caractéristique, où feeling débridé et soli stellaires se livrent une guerre d'une intensité brûlante.
Et James LaBrie, dans tout ça ? Maintes fois décrié pour ses performances critiquables, il fait mieux que tenir la baraque. Certes, à l'échelle de ces sept morceaux gargantuesques, il est fréquemment en retrait, s'extrayant discrètement hors des batailles mélodiques que se livrent régulièrement ses compères. De même, il est souvent aidé d'effets, mais sa voix à l'éclat immédiatement identifiable habille toujours avec une grande solennité les hymnes de
Dream Theater, leur apportant ce supplément d'épique que personne d'autre ne pourrait offrir. Son incarnation d'un cosmonaute désespéré dans la touchante épopée cosmique à « twist » qu'il écrit pour « The Alien », son application sur le refrain ultra efficace d'« Answering The Call » rendent ces morceaux encore plus aboutis. Ses vocalises virtuoses à la fin de « Transcending Time » lui offrent l'occasion de briller. Le vocaliste prend également très bien ses quartiers dans le « tube » d'apparence anodine « Invisible Monster » en sublimant la touchante métaphore signée John Petrucci autour de l'anxiété. Chantés par James LaBrie, ces quelques vers parlent totalement à mon âme :
« Invisible monster
Always felt but never seen
Unwelcome presence refusing to leave »
Tout comme ceux qu'il déverse avec grand talent dans l'exceptionnel morceau-fleuve « A View From The Top Of The World », énorme cerise sur un très beau gâteau :
« All my natural instincts
Are begging me to stop
But somehow I carry on
Heading for the top
A physical absurdity
A tremendous mental game
Helping me understand... exactly who I am. »
L'espace d'un instant, dans ce somptueux passage hors du temps piloté par l'explosive ligne de basse de John Myung, j'ai l'impression d'entendre le James LaBrie d'antan, celui qui allait chercher ces notes impossibles que personne d'autre ne pouvait atteindre. Organisé en plusieurs parties très cohérentes, axées autour de la thématique du dépassement de soi (qui résonne elle aussi très fort au tréfonds de mon être), ce titre épique d'une vingtaine de minutes passe par moult tempi et émotions. D'abord lourd et imposant comme pour symboliser cette ascension difficile vers le toit du monde, avec les « palm mutes » caractéristiques du G.O.A.T. sublimés par les arrangements grandiloquents du « Keyboard Wizard » qui n'a de cesse d'offrir à cet album les célestes mélodies au piano dont il détient le secret, il voit fuser un refrain « heavy » très inspiré, à la litanie obsédante, qui arrive comme une récompense au milieu de l'effort. Déboule ensuite un passage expérimental désaxé, dans lequel Mike Mangini prend une nouvelle fois les rennes, montrant à quel point il excelle dans la polyrythmie. Il se permet même un mini « blast beat » pour le conclure... son évolution vers un motif mid-tempo aussi aérien qu'inspiré, customisé par de nouvelles effluves de claviers rêveuses, fait écho à une arrivée libératoire sur les cimes. Son grand final, bourlingué entre un riff groovy ultra efficace et un passage néoclassique de haute volée, achève les débats sur de mystérieux points de suspension. Je n'ai pas peur d'affirmer que ce titre-monde baraqué enterre aisément la plupart des morceaux du
Dream Theater post-2010 et a les épaules suffisamment solides pour rivaliser avec
« Octavarium », autre « épique » légendaire d'une autre époque qui concluait, il y a quelques années, l'album du même nom.
Bon, certains tristes sires pourront se sentir un peu noyés par cette avalanche de technique. D'autres, certainement asphyxiés par le flux d'énergie continuelle déversé dans cet album qui pourra paraître disproportionné, jusqu'au-boutiste, comme toujours avec
Dream Theater qui ne fait jamais les choses à moitié. Quant à moi, qui plaçait en ce quinzième full-length des attentes exagérées, quasi charnelles, j'ai l'impression que le vœu que je formulais dans ma chronique de l'album précédent s'est réalisé. « The impossible is never out of reach », nous affirme d'ailleurs le groupe comme un message subliminal dans son énormissime morceau-titre. En tout cas,
A View From The Top Of The World est bien l'album ambitieux, épique, équilibré, sans faille apparente et sans « filler » que
Dream Theater pouvait et devait sortir. Mon enthousiasme démesuré – associé à un certain recul sur sa discographie – le situe comme le meilleur album de « l'ère Mangini » et probablement la meilleure sortie des New-Yorkais depuis dix-huit ans. Rien que ça! Oui, ça valait le coup d'attendre.
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