Neurosis - Enemy of the Sun
Chronique
Neurosis Enemy of the Sun
Je ne me souviens que partiellement de ce qui va suivre, donc ma mémoire peut me faire un peu défaut et mélanger fantasme et réalité. C'était il y a quelques années, durant une soirée dans la maison familiale où j'allais d'une chaîne de télévision à une autre. À un moment, je m'arrête sur un documentaire suivant la musicienne Joan Baez. Elle est en compagnie d'un violoncelliste qu'elle avait rencontré lors du siège de Sarajevo, moment-clé de la guerre entre la Bosnie-Herzégovine et les paramilitaires serbes s'étant étalé de 1992 à 1996. La ville s'en était retrouvée défigurée et les morts nombreuses, les habitants vivant au rythme des obus détruisant ce qui étaient leurs maisons ou lieux de vie.
Mais il y avait cette personne s'appelant – je l'apprendrais plus tard – Vedran Smailović qui, au lendemain d'une énième destruction d'une partie de la ville, avait pris son violoncelle et joué un morceau, toujours le même, toujours à la même heure, vingt-deux jours durant. Il venait dans les décombres encore fumantes, aux enterrements si on le lui demandait, et il jouait.
Ce qui m'a marqué vient après. Joan Baez discute alors avec lui, cet homme assez quelconque physiquement, lui demandant pourquoi il avait fait cela. Par défi ? Pour contrer la peur ? Pour appeler à la paix ? Je me rappelle de sa réponse, qu'il avait marmonné, me semblant peu à l'aise avec les paroles, les gens. Il avait seulement déclaré : « Par nécessité ».
Par nécessité. Des années après avoir vu cet entretien, je ne suis pas sûr de ce qu'il a voulu dire. Je ne peux qu'imaginer, lui qui prenait son instrument et le faisait résonner au milieu des cadavres, les monstres dans le ciel. Je ne peux qu'imaginer ce besoin, primordial, de mettre de la musique dans cette terreur. Peut-être était-ce pour rappeler ce que l'être humain peut faire de beau, peut-être était-ce simplement un geste dérisoire, une façon impuissante de répondre aux événements. Peut-être était-ce de la haine, pour le meurtre, pour la guerre. Je n'en sais rien, mais ces deux mots virevoltent de temps à autre dans ma tête, « Par nécessité », comme une formule qui se suffit à elle-même, aussi mystérieuse qu'éclairante, un message sur ce qui est humain et ce qui ne l'est pas.
Je pense que vous voyez où je veux en venir. Enemy of the Sun a été affublé de beaucoup de mots : rageur, post-apo, rituel, sanglant, triste, brûlant, cathartique... Il est tout cela mais il est, pour moi, avant tout nécessaire. Nécessaire dans une époque d'entre-deux, où le monde ancien tarde à mourir et le nouveau à arriver, une époque où pullulent les monstres, dans laquelle on se situe encore. Nécessaire dans un monde qui a tué les rêves pour tous, révélé au grand jour les atrocités idéologiques, écrasé les hommes en les liant, parfois par une force armée, toujours par une force symbolique, à un modèle de vie, à des politiques globales, mondialisées, où la seule alternative semble être la fuite, temporaire.
Neurosis, lui, a choisi une autre voie. En bon descendant de l'anarcho-punk, il grime cette destruction, devient un monstre, devient l'ennemi, pour mieux rappeler ce qu'est être humain. Je ne vais pas brosser plus que ça le portrait d'un album déjà connu et reconnu (la meilleure description d'un disque reste, c'est toujours bien de le signaler, le disque lui-même) mais quiconque ayant en mémoire les premières phrases de « Lost », « Cleanse » ou même cette fameuse pochette de calciné saura, je pense, à quoi je fais référence. Même vingt-trois ans plus tard, tout est excessif ici, boursouflé, tuméfié de haine, d'une envie constante de détruire, de se sacrifier, de, lors de ce « temps des bêtes », devenir un symbole.
Alors on y va, on brûle plus fort que le soleil, on brûle le monde ancien et nous avec car, après tout, on en fait partie. On allume une flamme dans ce clair-obscur qu'est notre actualité. On appelle de tout notre corps un ailleurs tout en sachant bien qu'il n'y en a pas, pas d'enfer, pas de paradis, juste une planète et ce qu'on en fait. Enemy of the Sun reste, en cela, incroyablement pertinent bien que daté, définitif comme on aime à le dire quand une œuvre met le doigt sur quelque chose qui dépasse les tendances artistiques et atteint une substantifique moelle. Les pieds sur le sol, le regard halluciné, il montre l'abomination de ce qu'on a appelé « progrès », de cette défaite et de ce qu'elle charrie d'horreurs, l'humanité laissée aux côtés des rails.
Car Neurosis, dans cette sorte de guerre, a choisi son camp. Il a toujours été, peu importe ses détours, un groupe humain. Un groupe dont on sent les muscles s'activer, les gorges se déployer, les têtes le constituant penser, même. Un groupe d'une extraordinaire proximité, intelligent sans aucun doute, mais droit au but. Pris dans ce contexte, comme nous, étouffé par celui-ci, comme nous. À la différence près que, l'espace d'une musique, il a dépassé sa condition, nous laissant humains, pas assez humains. Parce que quelqu'un devait le faire. Par nécessité.
| lkea 5 Août 2016 - 2180 lectures |
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