Neurosis avait laissé comme dernier témoin de notre second millénaire
Times of Grace. Un monument qui faisait figure d’aboutissement dans la quête musicale engagée depuis le début de la décennie 1990. Comment poursuivre après avoir vraisemblablement touché son but, effleuré du doigt son essence la plus pure ? De nombreux artistes ont eu à se poser la question avec le recul. Aller chercher autre chose, une autre forme d’émotion ? Non, nos Californiens sont bien trop obsessionnels pour ça. Leur solution ? Repartir à la recherche de leur « Graal musical » (pour les citer), mais en empruntant un autre chemin afin d’y parvenir.
Car oui, la vision du groupe pour sa musique reste la même : l’exploration de notre nature humaine et de ses souffrances. Sur
A Sun That Never Sets, Neurosis apparait dépouillé, presque résigné. Il prend l’allure d’un doom psychologique enrichi de nombreux ornements (les instruments exotiques donnent encore un impact supplémentaire aux compositions à de nombreuses reprises), où l’ambiance, mystique, voire shamanique par moment (l’interlude « From Where Its Roots Run ») se ressent pendant toute la traversée. Les changements sur la forme ainsi négociés sont toujours cohérents avec les ambitions du sextet : Dave Edwarson, la composante brutale, est totalement mis en retrait, et Jason Roeder élague son jeu pour se concentrer sur une frappe lourde et métronomique. Steve Albini, reconduit avec succès à la production, donne au disque un son plus sobre, dissonant et brut (mais soigné dans ce sens, c’est tout le savoir-faire du personnage). On pourrait être tenté de dire « terne » si les nuances proposées par l'album à ce niveau n’étaient pas si nombreuses. Les guitares claires, folk même, sont bien plus présentes et appuient la teneur plus mélodique et apaisée du disque.
Apaisé, on croit Neurosis l’être lorsque résonne la première partie planante et acoustique de « The Tide ». Mais au-delà d’une construction en deux temps, exemplaire, où le cataclysme de saturation propre aux Californiens nous oblitère à mi-parcours, c’est un constat terrible que l’on fait dès ce premier véritable morceau : les tourments n’ont pas disparus, et nous sommes toujours hantés par nos démons. Les chants de Steve Von Till et Scott Kelly, touchant pour l’un, déchirant pour l’autre, se font les vecteurs principaux de ces émotions et deviennent primordiaux. On est ainsi soufflé par un « From the Hill » désespéré et ses parties hurlées à la limite de la rupture. Le groupe est toujours meurtri et en colère contre l’existence même, cependant il s’exprime pour la première fois avec parfois une note de soulagement, comme si le pire était passé, et qu’il le sait. « Crawl Back In » représente tout cela avec ses riffs en souffrance et son superbe pont presque lumineux entre arpèges et violons fragiles.
L’évolution amorcée par
A Sun That Never Sets est donc assurément bien menée, bien que l’on ne retrouve pas la multiplicité des ambiances et des détails de
Times of Grace. On pardonnera alors quelques longueurs quasiment non-significatives (« Watchfire », malgré l’apport des voix filtrées) à cet album peut-être plus hermétique et difficile à percer que son prédécesseur. L’énigmatique titre éponyme en est assez représentatif, de par des riffs assez sludge et sa marche lente du début à la fin. Peu mémorable en fin de compte, d’autant que sa durée étonnamment courte (pour les Californiens, cela s’entend) fait qu’il tient assez mal la comparaison avec les autres, plus amples.
Un titre d’ampleur justement, c’est le colossal « Falling Unknown » qui, entre guitares pachydermiques et mélodies vocales hypnotiques, atteint le sommet de l’album lors d’un crescendo vertigineux débouchant sur des vocaux entrelacées et
a cappella, pour finir une fois de plus dans la lourdeur. Treize minutes que bien peu de groupes pourraient égaler, tant l’art de la progression est ici porté à son paroxysme. L’exploit est même réitéré sur le final du bien nommé « Stone from the Sky », les machines se dérèglant pendant que les saturations prennent des propensions déraisonnables sur le mouvement principal, pour enfin s’arrêter brusquement. Fin de la transmission.
Qu’en tirer à la fin de l’écoute ? Neurosis continue à avancer, et le contrecoup de
Times of Grace n’est que peu perceptible sur ce
A Sun That Never Sets, tant sa qualité est évidente, certaines de ses meilleurs chansons y figurant. La névrose propose toujours un voyage intense, une immersion forte dans une terre désolée, post-apocalyptique, où étrangement l’on est plongé dans une torpeur relaxante, concerné mais détaché dans le même temps. Un des essais les plus singuliers du groupe, à n’en point douter.
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