Dans l’expression de certains artistes, l’art peut prendre la forme d’une recherche, et une œuvre, sa démarche, ne pas se limiter à une seule pièce distincte. Pour les plus doués d’entre eux, cette quête peut aboutir le temps d’une œuvre unique, où l’effet d’expérience combiné à un état de grâce les mène à leur magnum opus. Cette inspiration éphémère mais si précieuse, Neurosis la trouve enfin sur
Times of Grace.
En écoutant ce disque, on comprend à quel point
Through Silver in Blood était une ouverture, une transition entre la brutalité d’un
Enemy of the Sun et la finesse de cet essai. L’odeur de soufre des précédents albums s’est évaporée, laissant place à une douleur et une rage beaucoup plus abstraite. Avec une maturité indéniable, les compositions deviennent plus cohérentes en évitant toute longueur, aussi infime soit-elle. Les ambiances, d’un réalisme à couper le souffle, sont désormais au centre de la musicalité du groupe, tant elles sont portées par le choix d’une esthétique sonore presque cinématographique, visant la perfection. A ce titre,
Times of Grace marque le début de la collaboration fructueuse entre Neurosis et Steve Albini (Nirvana, Pixies, Mogwai…), seul producteur selon le groupe à pouvoir capter son essence. Sa présence à la production se traduit par un son naturel (on a l’impression que Jason Roeder joue dans la même pièce que nous), soigné, riche et équilibré. Les guitares sont d’une telle ampleur qu’elles en deviennent étouffantes, rendant totalement justice aux déchainements électriques assourdissants dressés par les Californiens. Le travail effectué par Steve Albini fait encore à ce jour figure de référence pour tous les artistes de la scène post-metal.
Au sein d’une dualité constante entre puissance et accalmie, la profusion de détails fait de ce disque le plus luxuriant de Neurosis. Les claviers multiplient les nappes angoissantes planant au-dessus des passages les plus saturés, et enrichissent les moments d’apaisement avec nombre de sonorités tantôt inquiétantes, tantôt cabalistiques, mais toujours prenantes. Dave Edwarson se trouve considérablement mis en retrait, au niveau du chant comme de la basse, cette dernière se détachant bien plus rarement qu’auparavant, sauf étonnamment lors des instants plus posés (l’entame du titre éponyme). Si ces éléments témoignent d’un groupe bien plus tempéré, perceptible dès la courte introduction mystique « Suspended in Light », Neurosis n’est reste pas moins cette entité terrifiante capable d’ouvrir le sol lors d’un changement d’humeur. Tel le dantesque « The Doorway », si intense avec ses riffs implacables et suffocants, brisant psychologiquement l’auditeur, fragile et impuissant face à une telle montagne de noirceur ne laissant aucun répit.
D’une force d’évocation illimitée,
Times of Grace recèle une musique si profonde, tant porteuse de chaque tourments que l’on peut connaitre dans une vie, qu’elle nous plonge violemment à l’intérieur de nous-mêmes. Là où aucun secours n’est possible ne demeurent que la solitude et les épreuves qu’elle impose. Les hurlements déchirants des vocalistes Scott Kelly et Steve Von Till nous le rappellent comme s’il s’agissait de la seule issue, semblant être dévorés de l’intérieur par les flammes du très bel artwork du disque. Le pesant « The Last You’ll Know », orné de cornemuses funestes, s’apparente à la traversée d’un deuil pour nous tout au long de ses neufs minutes impénétrables. « End of Harvest » nous maintient dans le doute, nous bouscule en alternant parties sévères et douces. Le titre éponyme, avec ses riffs apocalyptiques et ses chœurs mortifères distants, nous annonce la fin de tout espoir lors d’un monstrueux final austère, intraitable. Neurosis alterne avec une justesse fascinante ces morceaux oppressants et sa volonté d’emmener sa musique plus loin dans les atmosphères, domaine où il s’impose comme un maitre.
Les Californiens n’hésitent pas à s’aventurer avec réussite dans l’ambiant éthéré de « Belief », les claviers donnant un cachet fantomatique à ce titre dominé par une batterie martelant un schéma menaçant. Mais l’un des moments forts de l’album n’est autre que la longue et touchante « Away », superbe ballade où de fines cordes et le piano délicat accompagnent l’interprétation tout en retenue de Steve Von Till. Le duo que ce dernier forme avec Scott Kelly fait sûrement de Neurosis le groupe le plus abouti en ce qui concerne le chant dans le post metal. Il faut entendre le barbu crier jusqu’à l’essoufflement le titre de ce chef-d’œuvre sur son final tragique et imposant.
Times of Grace présente une palette d’émotions incroyablement étendue, et on est alors d’autant plus émerveillé par un « Under the Surface » magistral, condensé de l’essence de cet essai. Toujours avec cette science du crescendo admirable, le morceau place le jeu tribal, créatif et inspiré de Jason Roeder comme fil conducteur au milieu de mélodies denses et souterraines, avant qu’une magnifique plage introspective ne s’agrège à des riffs encore une fois gigantesques. L’un des plus beaux morceaux du groupe sans aucun doute. L’album est si saisissant et troublant dans son intégralité que l’on finit déboussolé lorsque résonne une dernière fois l’entremêlement sobre d’un violon et des cuivres sur la conclusion instrumentale « The Road to Sovereignty ».
Inclassable,
Times of Grace est ce genre d’œuvre transcendante à même de transcender les genres. Il fait partie de ces très rares disques où chaque note semble avoir été pensée pour s’intégrer parfaitement aux autres, malgré son hétérogénéité. Au-delà d’une nature intrinsèquement ésotérique, il s’agit d’une véritable décharge d’émotion pure, une catharsis monumentale, maitrisée par un groupe culte au sommet de son art.
N.B :
Times of Grace peut être écouté simultanément avec l’album
Grace de Tribes of Neurot, le projet expérimental de Neurosis. L’apport de ce second disque en bruitages et samples divers est souvent juste incrémental, mais pertinent, à l’exception de quelques passages. L’expérience est en résumé réussie, mais
Times of Grace se suffit à lui-même. A faire au moins une fois cependant.
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