Si un groupe de musique est une entité surplombant souvent ses membres, l’aspect personnel et interactionnel joue toujours un rôle majeur. A de très rares occasions, l’alchimie artistique résultant de ces combinaisons de personnes est tellement forte qu’elle pousse chacune d’entre elles à se transcender individuellement pour aboutir à un résultat collectif unique. Neurosis trouvera définitivement sa propre alchimie lors de l’arrivée de Noah Landis aux machines et son apport indéniable sur ce
Through Silver in Blood en 1996, le line-up demeurant inchangé depuis.
Nouvelle étape dans l’évolution de la musique des californiens après le traumatisant
Enemy of the Sun, et toujours sur les bases posées par
Souls at Zero, Neurosis hausse encore son niveau de composition sur
Through Silver in Blood. Le groupe libère totalement ses élans progressifs à travers des morceaux atteignant en majorité les dix minutes, la dimension atmosphérique et ambiante des compositions prenant désormais toute son ampleur, notamment grâce à une supériorité mélodique évidente. On ressent le travail d’écriture du groupe considérable sur ce cinquième essai, tant les mélodies sont ici plus poignantes, les structures plus imposantes. Loin de repousser l’incroyable violence psychologique de son prédécesseur,
Through Silver in Blood, sans pour autant l’égaler sur ce point, la présente de manière plus insidieuse, moins directement et brutalement. Les claviers aux sonorités industrielles sont extrêmement présents, fusent même, et bien souvent on a la sensation de s’être perdu dans une gigantesque raffinerie en pleine marche, étouffante, sous pression, où le gaz brûle dans les airs.
Le changement est palpable dès le colossal titre éponyme en ouverture, qui fait force de ces nouveaux aspects. L’introduction est lente, prend le temps de poser une tension, les riffs sont à la fois menaçants et intraitables, puis les percussions, tribales, captivantes, se déchaînent enfin sur une relance finale folle. La prestation de Jason Roeder, dont le jeu était déjà remarquable, est brillante tout le long du disque, ses rythmiques tribales mémorables, accrocheuses et répétées à l’envie étant ici l’un des éléments les plus marquants du collectif. Si Neurosis y apparait moins véhément, le désespoir ne l’a pas quitté. Il renferme toujours une face noire et rageuse peu commune, qu’il relâche plus frontalement, une dernière fois, sur quelques morceaux agressifs et compacts où la voix furieuse d’Edwarson fait toujours autant trembler avec sa basse vrombissante, comme sur « Eye » ou le classique « Locust Star » qui explose sur un refrain implacable. Les interludes angoissants forment dorénavant des pistes bien distinctes, ce qui est plutôt judicieux de la part de la névrose, qui évite ainsi les longueurs pendant les chansons et fractionne d’autant mieux ses transitions. La disposition de la track-list est d’ailleurs très intelligente, tant l’équilibre entre passages intenses puis moins chargés est parfaite, renforçant l’impression d’unicité de l’album.
Seule la production, manquant un peu de précision sans pour autant être brouillonne, fait clairement défaut. Les guitares sont légèrement faiblardes, étonnamment elles n’ont pas la force d’impact qui impressionnait déjà sur
Enemy of the Sun, et les percussions sonnent de façon un peu trop synthétique. Mais ces détails techniques ne gâchent que peu l’écoute au vu de la qualité fabuleuse des compositions sur l’ensemble de l’œuvre, qui semble vouloir effacer d’un revers de main ces travers. L’intégration des instruments additionnels (qui semblent ne l’être que de nom) est désormais très fine et ils s’avèrent parfois prépondérant quand il s’agit de créer des ambiances de toutes pièces, à l’image de la superbe conclusion du terrible « Purify », sur laquelle les cornemuses et les percussions se mêlent pour un ensemble mystique.
Et c’est bien dans ces moments là que Neurosis dévoile son essence, sa volonté d’emmener l’auditeur vers l’hypnose, la transe qu’il maintient pendant de longues minutes. Si Neurosis nous touche, nous percute, nous fait aussi mal, c’est parce qu’il applique sa lecture de l’être humain dans sa musique, qu’il exprime ses émotions les plus dures, nous force à l’une des choses les plus difficiles qui soit: nous regarder de l’intérieur, faire face à nous-mêmes. Tout sauf inhumain, Neurosis EST l’humain, et tire ainsi de son expression un pouvoir cathartique incommensurable. Cette véracité sidérante s’admire sur un « Strenght of Fate » d’abord intimiste, minimaliste, où notre sensation d’errance et d’impuissance trouve son écho dans la voix claire et lointaine de Steve Von Till, précédent encore une fois une explosion de colère et de désespoir. L’apogée de cette démarche est atteinte lors du dantesque « Aeon », piano et violons délicats ouvrant cette pièce funèbre montant progressivement en puissance vers un thème grave et majestueux porté par un violoncelle à l’ampleur décuplée, secondé par la batterie une fois de plus merveilleuse. Rarement des musiciens auront su traduire avec un tel grandiose le sentiment inéluctable de vivre les derniers instants de l’humanité toute entière.
Through Silver in Blood est un disque douloureux, sombre et difficile à appréhender, et on ne peut extraire le plein potentiel de ces soixante-dix minutes qu’après de nombreuses écoutes exclusives. Mais c’est un effort souvent nécessaire pour savourer le travail de ce groupe hors-norme, qui ajoute avec ce
Through Silver in Blood plus élaboré, l’une de ses œuvres les plus marquante à sa riche discographie.
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