Faire évoluer la teneur de son expression demeure sans doute l’un des défis les plus important, et permanent, pour des artistes ambitieux. Mais cela s’accompagne toujours d’un dilemme particulièrement délicat : comment ne pas se répéter sans dérouter, voire perdre son public ? La solution des plus grands est souvent la suivante : trouver un équilibre entre progression, changement, et la sauvegarde de la nature intrinsèque de son œuvre globale. Pas facile, répondrez-vous à votre serviteur, et à raison. Mais Neurosis fait assurément partie de ces grands, et le prouve, une fois de plus, sur
The Eye of Every Storm. Son prédécesseur,
A Sun That Never Sets, laissait déjà présager une orientation plus apaisée. Et pourtant… Les Californiens surprennent, impressionnent même sur ce nouvel essai, sans pour autant quitter le chemin auparavant tracé.
C’est sur cet album éthéré que, plus que jamais, le groupe va mettre son immense expérience au service de ces atmosphères qu’il affectionne tant désormais. Sur un rythme lancinant tout du long, il met en place ses ambiances, méthodiquement, les structures avec soin. Intimiste, minimaliste, folk, presque serein, Neurosis se met à nu, ne conserve que l’essentiel, et nous met aussi à nu par la même occasion. Les guitares claires et les claviers donnent à l’ensemble une aura relaxante, rafraîchissante, ressourçant l’auditeur. Souvent bien loin du metal, on est seulement troublé par les dernières murailles de saturation dressées par le groupe, comme un orage ou une pluie battante que l’on apercevrait par la fenêtre et qui viendrait nous tirer de notre réflexion, nous rappeler l’existence du monde extérieur.
Le démarrage est judicieusement assuré par le morceau « Burn », le plus rythmé et accessible du disque, qui nous plonge facilement dans le climat gris et nuageux du visuel, élaboré par Josh Graham. Climat qui trouve son pic lors d’un « Left to Wander » fascinant, entre passages feutrés et tempêtes électriques grandioses, avant de conclure progressivement vers un final céleste. Le son des guitares est moins compact, plus diffus que précédemment, mais garde cette ampleur dantesque propre aux Californiens. Sombre mais paisible, voilà qui décrit bien le ton global de cet essai, à l’instar d’un « No River to Take Me Home » presque menaçant par moment, mais laissant rapidement place à des mélodies bucoliques. Cependant la pièce de choix au sein de ces morceaux typiques de la volonté d’épurement du groupe n’est autre que le majestueux « A Season in the Sky », où Neurosis retrouve son schéma de composition en deux parties contrastées, le temps d’une merveille de mélancolie et de contemplation.
L’alchimie atteinte ici entre les différents membres parait totale, tant on a le sentiment que l’art et sa réalisation prime sur l’égo de chacun. Mais elle ne fait pas oublier que les talents individuels de tous sont autant d’éléments nécessaires au maintien d’une musique si fragile et périlleuse. Le chant sensible d’un Steve Von Till très impliqué, les sonorités si pertinentes des machines de Noah Landis et le jeu de Jason Roeder, accumulant détails et patterns inspirés au possible, portent un album tout en parcimonie qui évite pourtant la moindre longueur (sauf peut-être pour l’instrumental placé à mi-parcours, moins marquant que le reste). La très touchante semi-ballade « I Can See You » en conclusion termine d’imposer cette évidence : la magie opère sur
The Eye of Every Storm. Celle qui fait la différence entre l’ennui que pourrait provoquer quelques notes égrainées avec économie, et la séduction opérant sur une telle orfèvrerie musicale.
Et malgré le constat de cette sobriété apparente, la formation américaine ose sur l’un de ses disques les plus expérimentaux, paradoxalement. Elle ose bâtir des titans d’atmosphères comme le titre éponyme ou « Bridges », tous deux dépassants les onze minutes. Imaginez… Le premier place des plages électroniques ambiantes et discrètes secondant des vocaux tantôt hypnotiques, tantôt surpuissant et saisissants dans sa deuxième partie. Le second, peut-être encore plus irréel, parvient à captiver avec un piano épars et des percussions répétitives ou chancelantes selon l’humeur. Et en dépit de tous ces changements, le groupe reste fidèle à sa musicalité la plus élémentaire, presque toutes les compositions se concluant par un final des plus imposant (celui de « Bridges », cataclysmique).
C’est fait. Après
Times of Grace, Neurosis atteint un deuxième sommet avec
The Eye of Every Storm. Il va très loin, invite à une introspection douce mais incroyablement réaliste et puissante chez l’auditeur qui, s’il est réceptif, pourra sortir de l’album guérit de la peur de se retrouver seul face à lui-même. Passionnant de bout en bout, il s’agit d’une réussite artistique éclatante évoluant bien au-dessus de toute considération stylistique, pour un groupe majeur signant une nouvelle fois une oeuvre superbe.
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