Il paraît que nous sommes dans la vie comme dans un film déjà commencé. Un film où l'on porte nos efforts à apprendre les lignes, comprendre le scénario, alors qu'il semble se dérouler sans nous. L'image est simple, mais parlante. Que nous ayons les rêves crus des banlieues, clamions les rires sans sourires des privilégiés ou que l'on soit des moyens de la moyenne, on s'imagine tous héros au sein d'une bobine qui n'a que faire de nous, qui tourne ses scènes sans acteurs principaux, où le public est tout le monde et personne. Un mouvement du Rien.
Emptiness, lui, rappelle que ce film n'a aucun sens logique. Qu'il est comme une histoire mise en images par Dreyer, Lynch ou le
Carnival of Souls de Harvey : une bande brumeuse, au temps absent, où l'on se débat, hagard, pour y trouver une certaine cohérence. Des illustrations souterraines faites de noir, blanc et toutes les formes de gris possibles entre les deux. Cinématographique,
Not For Music l'est clairement, étalant ses mélodies comme d'autres parcourent les paysages de leur caméra. Une chose que faisait déjà
Nothing But The Whole, album étrange qui avait donné plus d'exposition aux Belges.
Seulement, son successeur désarçonne même ceux qui l'ont fait tourner de nombreuses fois.
Not For Music est, sur bien des aspects, un nouveau départ pour Emptiness : ses liens avec le metal extrême mis en sourdine (seul « Let It Fall » rappelle frontalement que le groupe est capable de faire rugir les amplis), il donne à sa musique des allures de rock protéiforme, où les rappels, lointains, iront se chercher aux côtés de Badalamenti, Vangelis, Nine Inch Nails, Carpenter et sa chiée d'enfants (comme Perturbator sur la fin de « Ever ») ou encore le
Faith de The Cure. Produit par Twiggy Ramirez (dont je conseille la lecture d'
une interview pour Noisey revenant sur sa rencontre avec les Belges) et mixé par Sean Beaven, ce nouvel album sonne et résonne avec douceur, la voix seule de Jeremie Bezier, à moitié grognée, évoquant le passé metal de la formation.
Un choix osé, montrant qu'il ne faut pas attendre de Emptiness qu'il se repose sur les lauriers de ses expérimentations d'autrefois. Cherchant à percer toujours plus bas, il demande à s'habituer à sa nouvelle façon de transmettre ses ambiances. Une fois acclimaté, force est de constater que l'exercice est réussi : atmosphérique, hypnotique et étrangement accrocheur malgré une volonté de limiter ses coups (ce qui ne les rend que d'autant plus efficaces, cf. la montée de tempo subtile de « Your Skin Won't Hide You »),
Not For Music agrippe et ne lâche pas lors de ses quarante-deux minutes et au-delà, donnant envie de revenir vers lui une fois l'écoute terminée. Une séduction qui place le vide enivrant au sein de son discours, par une production fragile en apparence mais profonde (le son de la basse, notamment) ainsi que de nombreux moments qui font mouche directement, à l'image de ces lignes de textes, pleines d'ironie, permettant d'imaginer aisément la marche d'un désespéré dans la nuit. Un personnage glauque, attirant, dont le fardeau paraît être le nôtre.
« My dream isn't the whole anymore, only wakes me to pretend » : cette phrase issue du morceau « It Might Be » résume le poids qui pèse sur la poitrine durant
Not For Music. Immédiatement reconnaissable en dépit de sa tournure plus « rock », le style de Emptiness exprime désormais une défaite qui s'accepte elle-même, rigole de l'absurdité avec une pointe d'humour qui cache à peine une tristesse sous-jacente. Varié, allant du quasi-tube (« Ever ») à la simili-ballade chantée du fond du trou (« Digging the Sky »), il garde en ligne de mire cette expression d'un certain vague à l'âme, qu'il instigue en nous comme un poison noir, couvrant les murs et notre cervelle. Abandonnant la puissance de
Nothing But The Whole, les Belges n'ont rendu leur propos que plus fort et plus humain, les écoutes répétées révélant au fur et à mesure les crocs-en-jambe de cette musique qui ne s'affiche pas comme telle, visant autre chose que le simple plaisir, le bête divertissement. Il s'agit de prendre sous sa coupe, emmener avec soi vers des tunnels aussi bien urbains qu'intérieurs.
Un disque aventureux, délaissant les codes du metal auxquels nous sommes habitués et, finalement, pertinent à l'heure où des œuvres comme
No One Deserves Happiness (The Body) nous prennent à rebrousse-poil pour mieux nous convaincre.
Not For Music est une nouvelle réussite pour Emptiness, remettant au goût du jour la sensation laissée par
Nothing But The Whole de tenir ici une formation unique à la fois dans son genre et dans les sentiments qu'elle procure. Si quelques titres manquent parfois d'éclat (« Circle Girl » par exemple), faisant que l'essai de 2016 ne se situe pas exactement au même niveau que celui de 2014, impossible de passer à côté de ce longue-durée pour qui aime entrer dans un monde où les lumières sont éteintes, au-delà des notions de « metal ou pas ».
Not For Music, déjà dans les salles.
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