Akhlys - Melinoë
Chronique
Akhlys Melinoë
Qu’est-ce qu’un bon album de Black Metal ? Vaste question, hein ? Quand l’un cherche la violence crue du propos comme de la musique, sans trop se poser de questions, l’autre est en quête d’authenticité, de sincérité, veut retrouver cette étincelle, ces émotions propres au style, qui nous le font aimer passionnément, démesurément. Quitte à sonner comme un mauvais Disney : « La réponse se trouve en chacun de vous ». Difficile de définir des canons objectifs quand le style est aussi particulier, et aussi personnel : Plus qu'un Black Metal, une multitude de Black Métaux - passez moi l'expression. Une chose est certaine, cependant : c’est que l’album dont il est question ici coche consciencieusement toutes les cases de ma grille d’évaluation. Avec la minutie de son chef de chantier, il empile, l’une après l’autre, les briques de son univers, dans lequel nous nous laissons murer avec un plaisir que l’on ne cherche même pas à dissimuler. Bref, il vise dans le mille, juste, partout, tout le temps.
Mais comment fait-il ? Le pedigree de Naas Alcameth fournit une partie de l'explication. C’est que l’Américain ne chôme pas, dévoué tout entier et depuis des années à l'art noir, sous sa forme la plus noble. Nightbringer et son hallucinante technique, mise au service d’un Black Metal racé et hautement exigeant (même si particulièrement chiant sur scène), le train-fantôme Aoratos, le très fervent Bestia Arcana, la brutalité incarnée par Excommunion, chacun des projets de Kyle Spanswick interprète le Black Metal à sa manière, mais tous, sans exception, sont marqués du sceau de la Bête, la patte inimitable du maître. Cette manière de riffer, ce talent sans commune mesure pour bâtir des univers complets et prenants, s'incarne dans tout ce qu'il peut toucher. "Melinoë" n'est ni plus ni moins qu'un concentré de ce que chacune des têtes de l'hydre peut proposer de plus convaincant. Je ne saurais dire s'il faut prendre ce nouvel album d'Akhlys comme le Grand Oeuvre du bonhomme. Pourtant c'est bien la première fois que l'une de ses sorties me parle à ce point, la seule à avoir réussi à toucher ma corde sensible, celle par laquelle le genre entier a su me séduire il y a quelques années.
Difficile d'être objectif, tout comme il est difficile de décrire l'oeuvre. Chaque écoute apporte son lot de découvertes et d'interrogations. Tout y est réfléchi, pensé, ciselé pour incarner au plus juste ce que Naas Alcameth cherche à transmettre. Dédié à Melinoë, déesse infernale, porteuse de cauchemar et de folie ? Tout est dit, je crois, et fort bien. L'album nous happe dès les premières secondes, pour ne nous lâcher qu'au bout de trois-quart d'heures éprouvants, certes, mais jamais désagréables - un voyage qui ne souffre que de cet interlude purement Dark Ambient, rappelant le sympathique mais relativement longuet "Supplication". Figurez-vous une section rythmique implacable, massive, conduite par un Eoghan au meilleur de sa forme, qui se fracasse sur des riffs en forme de falaises, tantôt massifs, tantôt bourré d'aspérités, celles-là même qui écorcheraient les mains des plus téméraires. Ce chant ophidien, inimitable, tartinant de venin ces strates de cordes, ces claviers qui subliment le jeu torturé de Naas Alcameth, tout entier dévoués à un périple onirique face à quelque chose, une bête, une déesse, que-sais-je ? En tout cas, quelque chose qui nous dépasse, purement et simplement. Tout, sur "Melinoë", semble trop grand. Démesuré. On ne sait par quel versant l'attaquer, ni si l'on finira par en venir à bout, à ne serait-ce qu'apercevoir son sommet. Les éléments se déchaînent, à l'image du tonitruant démarrage de "Incubatio", qui me rappelerait presque un Darkspace (soit le plus beau des compliments que je puisse faire), malmènent l'auditeur qui était simplement venu pour la pochette, et s'est retrouvé pris au piège par une création qui le dépasse complètement. En atonie musculaire. Mais comment fait-il pour dompter ces forces supérieures ? Comment peut-il contenir dans de simples titres autant de feeling, d'émotions fortes, de tsunamis en puissance ? Le talent n'explique pas tout...
Exigeant, "Melinoë" l'est, très certainement. C'est une divinité, pas la Marie-couche-toi-là du coin, hein : il va falloir suer quelques seaux pour arriver à la conquérir, savoir ce qui lui confère ce charme qui séduirait même le plus blasé des puristes. Cinq titres, aussi longs qu'ambitieux, formidablement rythmés, qui évitent systématiquement de sombrer dans la redite facile ou le couteau à bout rond. En véritable conteur, Akhlys rythme ce périple en distillant, au sein de ses compositions, des passages en forme de côtes raides ou il va falloir pédaler en danseuse (le proto-refrain de "Somniloquy") et des creux de vague, dans lesquels les émotions absolument déchirantes mettront à genoux les coeurs les plus endurcis, submergés par le poids de ces riffs assassins - comment interpréter autrement le motif central, et récurrent, du fantastique "Pnigalion" ? Les instants solennels, autant de couperets prêts à fendre les chairs (le démarrage écrasant de "Ephialtes"), côtoient les torrents de blast-beats et les saillies vocales de Naas Alcameth qui nous ensevelissent ("Somniloquy", toujours)., sublimés par la production de Dave Otero. Onirique, disais-je ? Cauchemardesque, oui ! "Melinoë" évoque tant la paralysie du sommeil que le rêve lucide. Et en bon somnanbules que nous sommes, c'est presque machinalement que l'on appuie sur "Replay" une fois l'écoute terminée, totalement matrixés par ce qui s'est joué devant nos yeux, et à nos oreilles. Naas Alcameth ne joue pas "simplement" du Black Metal, ici : il se sert de ses instruments, épaulé par son acolyte Evan Knight, pour lever le rideau au fond de la scène. Et ces trois-quarts d'heure ne sont définitivement pas suffisants pour mémoriser cette multitude d'univers qu'ils nous donnent à voir - mieux, à vivre.
En quelques mots comme en cent, pour ceux que j'aurai perdu en cours de route, ou qui chercheraient un tl;dr à cette chronique qui tire en longueur : Faut-il écouter "Melinoë" ? Oui, assurément. Hypé à juste titre par notre Debemur Morti national qui avait dix, cent, mille fois raison de faire confiance à cette énième itération de Naas Alcameth, qui signe ici non seulement l'une de ses plus belles créations en tant que musicien, mais également l'un des tous meilleurs albums de Black Metal de cette année - et Dieu sait que la concurrence fut rude, et l'est encore (je pense au retour inespéré d'Hate Forest, notamment). Un album en forme d'oxymore perpétuel : merveilleux et horrible, qui invite au rêve autant qu'au cauchemar, que l'on s'inflige plus qu'on ne l'écoute, et auquel on reviendra sans cesse, par plaisir masochiste ou par fascination pour ce qui s'y trame.
Concluons en disant simplement qu'enfin, 2020 touche à sa fin. Une année qui fut exceptionnelle, au sens propre comme figuré. D'aucuns choisiront de se souvenir d'elle comme d'une catastrophe - ils n'auraient pas tort. Je crois que je préfère m'en souvenir comme d'une année qui nous aura offert, à nous, avides de découvertes et de sensations fortes, une véritable débauche de sorties toutes plus qualitatives les unes que les autres. Putain, quel pied ! Merci pour ces moments.
| Sagamore 15 Décembre 2020 - 4960 lectures |
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