Mémoire d'un vieux schnock, Nième épisode
Si si, je vous jure: il fut un temps où le téléphone mobile et l'ADSL n'existaient pas. En ces temps reculés, pour tromper son ennui, du fond de la grotte familiale l'adolescent provincial n'avait pour seules échappatoires que les bandes dessinées de la bande à Fluide Glacial, les séries américaines diffusées sur la 5 - genre « K2000 », « Happy Days » ou « Supercopter » - ou encore des jeux vidéo à la pointe comme « Gryzor », « Operation Wolf » ou « Barbarian II » sur lesquels user son joystick et les touches du clavier de son Amstrad. Et pour s'ouvrir un peu sur l'extérieur, il y avait la radio. Par exemple, sur Fun Radio (
oui je sais …), DiFool et le Doc emplissaient les ondes d'histoires de cul improbables qui interpelaient l'ado et lui donnaient envie de jouer un peu plus avec son autre joystick. Et pour se rassasier les esgourdes, en complément de la lecture de Metal Hammer et de Hard Force, on pouvait compter sur Eddy et M40 Rock pour faire de bonnes petites découvertes métalliques. Quoiqu'en dehors de quelques bons tuyaux heavy thrash, genre « Set the World on Fire » de
Annihilator, il valait mieux être branché fusion pour y trouver santiag à son pied. Mais il se trouve qu'ayant découvert Infectious Grooves peu de temps auparavant, l'oreille glaumienne accueillait justement avec enthousiasme les Bad Brains, No One is Innocent, Living Coloür et autres
Rage Against the Machine qui faisaient alors chauffer les enceintes. A cette époque, la fusion commençait à faire méchamment se mélanger rap et metal. C'était la période faste de la BO de Judgment Night, celle de
Body Count … et du « Deaf Dumb Blind » de Clawfinger, qui déboulait avec comme argument poids lourd un duo de hits de choc constitué de « Nigger » et de « The Truth », deux grosses baffes qui mettaient alors tout le monde à peu près d'accord.
Radio Thrasho Nostalgie vous parlera donc aujourd'hui de Clawfinger, joyeuse bande de potes s'étant connus sur leur lieu de travail, un hôpital des environs de Stockholm. Ces jeunes énervés ont pour eux un gros son à la touche assez unique, une patate et une agressivité grosses comme ça, une approche qui reste cependant éminemment groovy – voire funky – et enfin un frontman, Zak, dont la verve hip hop-esque n'a rien à envier à la tchatche d'un
Mike Muir. Sauf que si le zozo en question a bien le débit haché et la hargne inhérente aux phrasé des gangsta boyz à bandana, il arrive par contre à conserver à sa rage une dimension rock qui permet à l'auditeur de se prendre joyeusement dans le bide la charge de rhino balancée par le groupe sans pour autant avoir à supporter du « Yo! » ou autres gimmicks à casquette hautement irritants. Bon, t'es gentil, tu nous parles de son « à la touche assez unique », mais qu'est-ce qu'il a de spécial ton groupe coco? Eh bien hormis la patte vocale inimitable du père Zak (
un vrai pro Zak, il te fais décompresser en un rien de temps ...), ce mélange de scratching (
c'était l'époque des Mordred et autres … Benny B, remember?) et de grattes au son compact – auquel, certes, il manque la profondeur, mais qui par contre est croustillant, abrasif et chaleureux – confère au groupe une emprunte particulière, un mélange d'urgence, de modernité, de puissance urbaine et de chaleur funky s'ébattant aux confins du hardcore, du metal et du hip hop. Le livret de l'album donne à ce propos un avertissement en forme de recette de cuisine: « This record is loaded with samples, loops, and no guitar amps » (
Ce qui est marrant, c'est qu'à la même époque, dans un autre registre, Massacre ou encore Deicide eux aussi tenaient à communiquer sur leur propre tambouille interne, « no harmonizer », « no vocal effects used on this record » … c'était vraiment la grande époque des Maïté du metal !).
Certes, ce type d'album est l'archétype de la galette qui fera blanchir avant l'heure les (
peu nombreuses!) étendues pileuses de notre vovon_yaourt national. En effet, vous aurez sans doute compris que la quête à laquelle se livre ici le groupe n'est pas celle de la perfection technique, ni celle de l'accomplissement d'une certaine vision de l'esthétique musicale. Le propos du groupe est plutôt de distribuer avec le maximum d'efficacité un lot conséquent de coups de boule et de manchettes sauvages, le tout en faisant groover méchamment la batte de base ball, en faisant se déhancher les parcmètres fracturés et craquer les cervicales en cadence. Les riffs qui portent « Deaf Dumb Blind » sont ainsi franchement basiques, mais définitivement accrocheurs, favorisant l'impact sur la partie reptilienne du cerveau à celui sur les neurones de ses victimes. En le formulant autrement, si le groupe en était encore à définir son style et sortait aujourd'hui seulement son album, il l'aurait sans doute gavé de mosh parts sismiques. Les morceaux sont donc avant tout axés sur la rythmique, les structures sont répétitives et simples - le plan couplets-refrain-couplet classique -, bref le propos est limpide dès la première écoute. Le tout aurait d'ailleurs parfaitement pu sombrer dans le chiant et le routinier sans cette pêche, cet enthousiasme communicatif, et cette aptitude à composer des morceaux hyper accrocheurs.
En effet, même si lors de la première écoute on aura tendance à ne retenir que les 2 titres d'ouverture à l'accroche quasi immédiate, l'ensemble de l'album se révèle rapidement d'un niveau tout aussi élevé. Que ce soit le contrasté « Wonderful World » - dont le mélange du chaud et du froid fonctionna tellement bien qu'il engendra un « Do What I say » convenu mais tout aussi efficace sur l'album suivant -, les plus « épiques », mélodiques et ambiancés « Rosegrove » et « Warfair », la tension lourde de « Catch Me » ou encore l'horreur yaourtienne incarnée qu'est « Don't Get Me Wrong » - ou comment pondre un morceau autour d'un riff mono-note martelé jusqu'à plus soif -, tous ces titres trouvent rapidement leur place sur la playlist des douches lors desquelles vous donnez de la voix, la simplicité effarante des refrains n'étant pas étrangère au phénomène. Seul les plus sombres « I Need You » et « Sad To See Your Sorrow » restent un peu à part, Clawfinger étant plus attendu sur le terrain de la guérilla urbaine joyeuse que sur celui du standard de « S.O.S. Un ami à votre écoute ».
Clawfinger est l'exemple parfait du groupe sur le dos duquel il est de bon ton que le chroniqueur avisé casse du sucre. Tête de proue d'un mouvement rap metal vite tombé en désuétude, adepte d'un style qui fait frétiller le teenager écervelé en phase d'émancipation, à mille lieues du bagage technique exigé de tout combo émergeant de nos jours, ce groupe cumule toutes les tares. Sauf que non. « Deaf Dumb Blind » déboite sa mère. Il distribue les mandales avec la joie et l'impact d'un Obelix à qui l'on aurait promis du foie gras de sanglier. Il fait preuve de personnalité, déborde d'une patate difficilement contenue et fait exploser le tubomètre sans qu'il puisse y avoir contestation. Libre à vous de faire la fine gueule, mais ça serait du snobisme mal placé ...
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