Une révélation peut vous tomber sur le coin du nez à tout moment. Vous sauter à la gorge, vous attraper les entrailles pour ne plus vous lâcher. Celle-ci vient du Liban.
Turbulence, un jour que je traînais mes guêtres sur la page de leur label Frontiers Music, en quête de nouveautés à proposer sur votre webzine préféré, m'a choppé par le col avec deux extraits destinés à promouvoir leur nouvel album
Frontal, prévu pour le 12 mars 2021. Le coup de cœur fut immédiat : « Ignite » m'a immédiatement flatté l'oreille avec ses lignes de chant bipolaires et son côté immédiatement accrocheur et « Madness Unforeseen » m'a foutu une claque mémorable, à tel point que mes attentes pour cet album étaient placées très haut. Aussitôt écouté, aussitôt commandé. Pourtant, leur premier album,
Disequilibrium (2015), en écoute intégrale sur Youtube, ne réussissait guère à me faire patienter jusqu'à cette échéance. Malgré quelques moments de bravoure qui révélaient les qualités de composition évidentes du combo, il portait assez bien son nom et ne présageait en rien de la mandale atomique que s'apprêtait à m'asséner son petit frère, conçu par un quatuor composé de Alain Ibrahim (guitare, choeurs), Mood Yassin (claviers, choeurs), fondateurs du groupe, sont aujourd'hui accompagnés de Omar El Hage (voix) et Anthony Atwe (basse, choeurs). Chris Barber a enregistré des parties batterie composées par Sayed Gereige. Les Libanais s'offrent un supplément de crédibilité ici puisque
Frontal est un album-concept articulé autour de Phineas Gage. Ce contremaître des chemins de fer originaire du New Hampshire aux États-Unis est connu pour s'être fait perforer le crâne par un bourroir au début du XIXe siècle. Suite à ce terrible accident qui a causé des dommages irréversibles, il perd l'usage de son œil gauche et change de personnalité, devenant irascible, à tel point que ses proches ne le reconnaissent plus. Des années plus tard, au début des années 1990, son corps est exhumé pour faire l'objet d'expériences qui révèlent la présence d'un « syndrome frontal » : le traumatisme crânien aurait endommagé à jamais son lobe frontal gauche et ses facultés cognitives. Cette histoire intrigante trace un fil rouge très pertinent entre les morceaux de cet album, divisés en deux chapitres : « Occipital » pour les cinq premiers et « Frontal » pour les trois derniers. L'occasion pour les Libanais de livrer leurs réflexions sur l'instabilité du cerveau humain, puisque les paroles du disque imaginent les sombres pensées de Phineas Gage, remplies de haine et de volontés suicidaires. Il est représenté agenouillé à côté de la barre de fer fatale, son regard vide dirigé vers le contrebas d'une grotte qui laisse apparaître le logo du groupe dans un artwork sobre et classieux.
Le moins que l'on puisse dire est que
Frontal est à la hauteur de son concept. Il s'arme d'une production impeccable qui dévoile avec maestria les riffs fougueux que propose
Turbulence. Le son de guitare y est ample et puissant et met en avant la technique éclatante d'Alain Ibrahim ainsi que sa créativité fulgurante, parfaite mixture entre les aspects modernes et anciens du metal progressif. Ses sublimes « palm mutes » saccadés typiques de l'école djent ne se cantonnent pas aux limites du genre : ses assauts agressifs et racés du meilleur effet cartonnent systématiquement les cervicales avec leur rythmique martiale, comme celui qui retentit avec une force inébranlable dans l'ultime bafouille « Perpetuity ». Le morceau et l'album laissent également entendre une basse carabinée, sublimée par la frappe surpuissante d'Anthony Atwe sur les cordes, qui apporte un supplément de percussion incroyable. Le bassiste apporte une belle profondeur, en soutenant avec son attaque agressive les coups de boutoir déments que livre le combo sur tous les passages débridés du disque. Les parties batterie composées par Sayed Gereige et Alain Ibrahim sont exécutées avec une finesse chirurgicale par Chris Barber. Ses polyrythmies dantesques, son jeu très subtil sur les breaks et les cymbales ainsi que sa précision reptilienne à la double pédale contribuent à faire de
Frontal une escalade de violence réussie, sans temps mort. Le syncrétisme qu'effectue
Turbulence entre deux époques du metal progressif apparaît également dans leur maîtrise des passages expérimentaux. Ceux-ci, très fréquents, viennent judicieusement interrompre leurs cavalcades en bombant le torse pour laisser éclater des soli virtuoses, toujours de grande qualité. L'influence jazz y est évidente, notamment celui que laisse entendre le morceau « Madness Unforeseen » et sa pluie de note décousues ou encore le shred cosmique de « Crowbar Case », qui s'étend sur un pattern de batterie en contretemps, alliant complexité et efficacité. Alain Ibrahim grappille ses influences un peu partout, comme le montrent les passages funky, reggae (« Crowbar Case ») ou electro qui viennent égayer un ensemble très varié mais toujours cohérent. Le guitariste est également capable de poser son jeu pour proposer des longs soli contemplatifs au feeling resplendissant, comme la fin majestueuse de « Ignite » ou encore le magnifique « Faceless Man », totalement aérien et touché par la grâce. Il offre encore des couches mélodiques inspirées au tentaculaire « A Place I Go To Hide », dont le titre fait référence à la grotte dans laquelle le pauvre Phineas Gage aime se retirer pour reposer son cerveau ravagé, mise en scène par l' « artwork » de la pochette.
Ce morceau propose aussi des partitions de synthétiseur incroyables, qui subliment ses refrains par leur fulgurance mélodique, tout comme l'énormissime passage instrumental qui l'achève d'un uppercut cartoonesque, adressant sans doute un chaleureux clin d'oeil à Jordan Rudess (
Dream Theater). Les claviers de Mood Yassin n'ont pourtant rien à envier à cette référence. Ils se distinguent eux aussi par de fantastiques envolées : aux côtés de son guitariste, il offre des soli d'un très haut niveau, avec des sonorités authentiques qui combinent habilement les influences anciennes comme actuelles. Le sublime solo qu'il déverse à la fin du morceau « Inside The Gage » plante le décor de cette touche qui habitera tout l'album avec régularité : chacune de ses interventions rivalise dans l'inventivité. On passe de la dubstep dans « Madness Unforeseen », de l'électro dans le début de « A Place I Go To Hide » aux vagues seventies nostalgiques et majestueuses avec une grande maîtrise, parvenant à faire de
Frontal un disque toujours prompt à prendre l'amateur de prog par les sentiments, à le dorloter, mais aussi à le surprendre. Il lui assènera également des cartouches épiques historiques, avec ses morceaux virevoltants de créativité : les accords dissonants qui introduisent « Perpetuity » ainsi que l'évolution du morceau, entre djent imparable et pont mélodique organique montre une aisance presque insolente dans la composition et une créativité qui m'évoquent les meilleurs moments d'
Haken. Les mélodies ultimes dont accouchent les Libanais ici demeurent toutefois très personnelles et en font déjà un groupe accompli, à la maturité éclatante.
Cet opus « sophomore » doit aussi sa réussite magistrale aux lignes de chants lumineuses proposées par Omar El Hage. Ce chanteur à la tessiture chaude et expressive, entre deux tons, arrive toujours à sonner juste, avec des tonalités qui restent humbles et efficaces, laissant entendre un grain de voix savoureux à la fin de certaines notes. Ce procédé apporte un côté organique et très vivant à ses mélodies. De même, le frontman n'a pas son pareil pour impulser une mélancolie débordante dans les moments nerveux, à l'image de cette lamentation très touchante du refrain d'« Ignite »...
« Ignite inside me... a glistening design to guide me through the grime
Leprosy dies in time
Align the memories... etched upon my mind
Rid me of my ties
Endlessly I fight inside »
… montrant ainsi l'étendue de ses capacités, notamment sa parfaite maîtrise des tessitures aiguës. Il se permet aussi une brève incursion dans le metal extrême dans le début du morceau, avec un growl agressif qui colle totalement aux sautes d'humeur du personnage qu'il incarne. Le bonhomme sait aussi se mettre en retrait pour laisser la place aux expérimentations débridées de ses camarades, mais lorsqu'il reprend le devant de la scène, il fait briller ces morceaux de mille feux, en les pilotant de son aura charismatique. L'interlude intimiste « Dreamless » le met parfaitement en valeur. Les notes pleines de tristesse qu'il atteint lors de la montée en puissance de « A Place I Go To Hide » (vers 5 minutes) propulsent ce morceau vers les cimes, avant une explosion jouissive qui laisse place à son son refrain obsédant et son passage expérimental anthologique.
« Am I so far away from you ?
Would you rather be here with me ?
(There's a place I go to hide)
And was it all for nothing at all ?
It wasn't nothing, nothing for you
And I'm so far away from you ? Would you rather be here ? So try! »
En outre, ses paroles incarnent à merveille le personnage de Phineas Gage, dépeignant avec brio son destin étrange et habillant l'album d'une mélancolie et d'une rage sincères qui contribuent à lui offrir une atmosphère sombre très réussie. Omar El Hage est enfin capable d'impulser des lignes de chants classieuses et accrocheuses, aux motifs qui sauront bien rester en mémoire, à l'image du refrain de « Madness Unforeseen » qui viendra certainement s'imprimer dans votre cerveau avec la même rapidité qu'il s'est imprimé dans le mien.
Alors que certains de mes collègues de votre webzine préféré se plaignent un peu d'une année 2021 moins prompte à lâcher ses pépites que la précédente, je viens d'en dénicher une avec ce
Frontal, coup de cœur instantané qui a survécu à ses multiples écoutes. Ma première impression était la bonne : non contents de nous livrer un album-concept aux contours très solides, les Libanais sculptent un metal progressif authentique et racé qui ne s’essouffle jamais durant la grosse heure pendant laquelle il répand ses litanies. Ce deuxième effort est un coup de maître qui les propulse dans la dimension des grands espoirs de la scène. Ne lui manque que le recul pour le consacrer comme un classique du genre. En tout cas, il faudra compter avec
Turbulence dans le futur ; je pourrais parier gros là-dessus.
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