Il y a des êtres que les confinements successifs de la planète entière n'inhibent pas, bien au contraire. John Petrucci est de ceux-là : cette période d'isolement forcé lui a permis de composer et de sortir son album solo à l'été 2020,
Terminal Velocity, qui fût l'occasion de ses retrouvailles avec Mike Portnoy, dix ans après que ce dernier ait quitté
Dream Theater. Le batteur tentaculaire a lui aussi multiplié les projets durant cette période : le double album massif de
Transatlantic,
The Absolute Universe (2021) a montré qu'il n'avait pas le temps de s'ennuyer. Tout comme Jordan Rudess. Le claviériste hyperactif fait régulièrement bouillir sa marmite d'expérimentations sonores, se fendant lui aussi d'une magnifique sortie en solo :
A Chapter In Time, dans laquelle il exprime à l'aide du dénuement de son piano ses sentiments sur la période de pandémie. La privation des planches et la faim dévorante de musique ont dû pousser ces trois-là à contacter, au début de mois de juillet 2020, l'excellent Tony Levin, bassiste émérite de
King Crimson et
Peter Gabriel et à s'enfermer avec lui durant deux semaines dans le Milbrook Sound Studio à New York, d'où ce super-groupe avait accouché de leurs deux premiers faits d'armes. 22 ans après leur précédente offrande, les quatre membres de
Liquid Tension Experiment concevaient donc en secret
Liquid Tension Experiment 3, concrétisant une reformation qui a longtemps été un serpent de mer qui agitait les amateurs de metal progressif. Envisagée lors du festival « Cruise To The Edge » en 2019, elle a donc lieu via un troisième full-length qui laisse lui aussi exploser sur sa pochette un maelstrom libératoire de couleurs. Un problème d'impression de celle-ci en a repoussé la sortie de trois semaines et forcé le groupe à révéler trois extraits en avant-première à l'aide de clips aux effets visuels décolleurs de rétine, qui ont eu le mérite de faire patienter la horde de fans qui attendait cette sortie la bave aux lèvres.
Leur méthode ? La même qu'il y a deux décennies : l'improvisation avant tout. Ce procédé a donné de beaux fruits dans les albums précédents, la récolte est à nouveau très bonne : « Liquid Evolution » voit le quatuor dériver vers une atmosphère nocturne et rêveuse et se lover dans les lignes de basse enveloppantes de Tony Levin. Électrisant. Ces jams captés dans l'instant accouchent aussi d'un événement attendu depuis
Liquid Tension Experiment (1998) : le retour des fameux Chris et Kevin! La section rythmique de
Liquid Tension Experiment s'offre ici un interlude irréel qui voit Tony Levin maltraiter son instrument, certainement à l'aide d'un archer, pour le forcer à atteindre des sonorités profondes et distordues. D'abord épaulé par des descentes de toms et des pulsations de grosse caisse, il s'appuie ensuite sur une rythmique lourde, presque doom, que sculpte Mike Portnoy avec brio : « Chris & Kevin's Amazing Odyssey » s'impose comme un morceau expérimental, à la frontière entre plusieurs genres, dans la pure tradition des opus précédents. Le titre « Shades of Hope », partagé entre John Petrucci et Jordan Rudess, complices au sein de
Dream Theater depuis 1999, s'y inscrit également. Cet instant intimiste qui pose la guitare du premier sur les accords de piano du second reste toutefois moins marquant que ses deux grands frères, « State Of Grace » et « Hourglass » et représente l'un des temps faibles de ce nouvel album. À peu de choses près, tout le reste est réjouissant.
En effet,
Liquid Tension Experiment 3 roule avec un carburant noble : l'alchimie. Le quatuor est arrivé en studio avec une panoplie d'idées à transformer en compositions. Les deux membres de
Dream Theater comptent dans leur imagination un répertoire de riffs quasiment infini que Mike Portnoy a eu tout le loisir de nourrir de ses patterns audacieux, mais aussi de structurer, d'améliorer et de complexifier. Tony Levin ajoute, tantôt avec sa basse, tantôt avec son Chapman stick, la touche de magie fondamentale qui fait décoller l'ensemble. Les notes aiguës qu'il atteint dans certaines lignes de basse ou de Chapman ajoutent une plus-value mélodique incroyable à un ensemble qui regorge de grandes idées. Les petits vibrati de basse qu'il pose lors des soli de John Petrucci et de Jordan Rudess dans le flamboyant « The Passage of Time » offrent à ce brûlot revanchard une subtilité incroyable. Premier extrait révélé à la horde de chiens affamés prêts à se ruer sur le moindre bout de viande, cette composition laisse aussi entendre l'inspiration incroyable du « Keyboard Wizard », qui y répand ses accords de piano célestes avec une maîtrise démentielle, lui offrant une puissance mélodique vertigineuse. Sa virtuosité atteint des sommets dans les arrangements qu'il crée pour « Rhapsody In Blue », reprise du classique de
George Gershwin, déjà expérimentée lors du
LTE Live 2008 (paru chez Ytsejam Records). Le claviériste offre à ce titre un apparat orchestral raffiné en reproduisant les ensembles d'instruments à vents et à cordes qui en font toute l'harmonie.
Liquid Tension Experiment sort sa plus belle tenue de soirée lorsque John Petrucci en reprend le thème intemporel et s'illustre autant par sa formidable rapidité d'exécution que par ses cartouches mélodiques contemplatives. Le solo qu'il déverse de 7'34'' à 9'02'' est une sublime montée en puissance qui le voit progressivement attaquer un « shred » dévastateur qui trouvera sa place parmi ses soli d'anthologie. « Beating the Odds » est l'occasion pour lui de sculpter un riff pugnace en « power chords » que le claviériste parsème de soli au synthétiseur avec ses sonorités racées. L'influence
Dream Theater période
Systematic Chaos (2007), notamment le diptyque « In The Presence Of Enemies », émerge un peu trop de certains passages de cette composition qui demeure la moins inspirée de ses paires.
C'est par les deux morceaux qui l'encadrent que
Liquid Tension Experiment 3 brille le plus. L'ouverture « Hypersonic » porte admirablement bien son nom. Ce turbo-coup de pied dans la tronche est le digne successeur de « Paradigm Shift » sur leur premier album et de « Acid Rain » sur
Liquid Tension Experiment 2 (1999). C'est par une rythmique fulgurante impulsée par la caisse claire en contretemps, les coups de charleston et les breaks fabuleux du maître Portnoy qu'il débute, envoyant ses vagues de mélodie démentes dans les oreilles. Lorsque le déluge se transforme en cavalcade, le batteur fait pulser sa double pédale et sa cymbale ride à sa divine manière, n'interrompant ce souffle épique que pour mieux le relancer. Notre homme a beau avoir joué sur une centaine d'album, c'est toujours un plaisir immense pour moi de retrouver son feeling atypique, démiurge de patterns captivants, justifiants à eux seuls l'écoute de l'un de ses opus. « Hypersonic » s'impose comme la porte d'entrée idéale dans l'univers de
Liquid Tension Experiment : c'est un choc massif dans lequel groove et violence s'entrechoquent avec inventivité. Le Chapman stick de Tony Levin surplombe avec virtuosité cette déflagration créée par les assauts millimétrés de guitare, talonnés par une trempe de claviers envoyée avec un instinct foudroyant. Lorsque le tempo ralentit et laisse retentir ses obsédantes mélodies,
Liquid Tension Experiment 3 nous embarque dans son voyage au long cours. Après une sublime introduction au piano, le morceau-fleuve « Key To The Imagination » voit le groupe retrouver un tempo changeant et une rythmique jurassique à la « When The Water Breaks », autant dans ses envolées mélodiques orientalisantes que dans ses coups de boutoirs martiaux en « palm mutes ». La basse agressive, admirablement mise en avant par l'expertise de Rich Mouser et Jimmy Meslin, secoue les profondeurs de ce brûlot épique infatigable. Sa fin mélodique, guidée par les claviers emphatiques de Jordan Rudess et les notes en cascade de John Petrucci, amène subtilement l'opus vers son terme, avant que les cinq improvisations du disque bonus ne viennent servir de cerise éléphantesque sur un gâteau déjà fort bien ouvragé. Cet addenda contient lui aussi, caché sous la couche d'improvisation brute, son lot de perles : « Blink Of An Eye » propose des mélodies touchées par la grâce, tout comme « Solid Resolution Theory » et sa pluie de clavier et de « shred ». Les jams ultra groovy et aériens « Your Beard Is Good » et « Ya Mon » rappelleront les efforts du passé.
En effet, rien n'a changé en 22 ans : le quatuor légendaire n'a pas laissé sa jachère affecter son génie créatif.
Liquid Tension Experiment 3 est bien la sortie épique que les amateurs de metal progressif méritent, remplie jusqu'à la garde de feeling et de virtuosité. Malgré quelques instants dispensables, il s'impose comme un remède idéal contre la morosité ambiante. Il se murmure que le combo manigance un projet de tournée pour le défendre sur scène quand les temps seront plus cléments, ce qui ne manquera d'ajouter à ce retour réussi un supplément d'ambition. Ne me reste plus qu'à espérer que
Liquid Tension Experiment n'ôte pas ses doigts du pot de peinture de sitôt.
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