Un an avant la sortie de
The Dead End d’Abandon, le frontman du groupe Johan Karlsson meurt d’une overdose.
Il est tentant de s’arrêter là comme unique indication de ce que l’on trouve sur la dernière œuvre en date des Suédois, tant cela tourne dans notre esprit. On a souvent écouté des musiques de personnes mortes après leurs œuvres, des œuvres qu’on écoute alors toujours avec un sentiment de perte, une pointe d’admiration pour ce qu’a laissé la personne (dans les meilleurs cas). Mais
The Dead End est peut-être bien le seul testament musical – le seul, du moins, auquel je pense actuellement et à chaque fois – à en être vraiment un. Johan Karlsson est mort
pendant la création de l’album et cela donne à voir cette musique funèbre sous un autre angle. Car Abandon, ce groupe excessif, ce groupe qui appuie, creuse, trouve une nouvelle couche et réappuie, ce groupe qui déjà avec
In Reality We Suffer faisait sienne une douleur universelle, une souffrance indicible autrement que par les instruments, ce groupe-là perd alors son leader dans des conditions que l’on imagine sordides, puis sort ce qu’il a enregistré : presque deux heures de musique, l’aura du défunt présente à chaque instant, sa voix de déjà-mort étant bien celle d’un mort, son absence devenant un signifiant marquant lors des longues plages de descente constituant ce double-album. Il y a une véracité là-dedans, un drame dans cette musique essentiellement dramatique, que l’on ne peut oublier.
Il serait presque indécent de poursuivre. Le cas de conscience est bien réel : comment transmettre une peine que l’on n’a pas vécu comme les Suédois l’ont vécu ? Comment ne pas faire dans le sensationnalisme, alors que chaque ligne de
The Dead End transpire ce recueillement, cette détresse, cette colère, qui marquent le deuil ? Comment ne pas sauter sur l’occasion, comme un charognard des émotions, et nous nourrir de cette orgue qui, continuellement, égrène des larmes que l’on pense bien réelles, bien trop réelles ? Il serait indigne d’emprunter ce terrain-là, se faire le rapporteur d’une chose si personnelle bien qu’on l’ait connu également – et justement pour cela : le deuil d’un être aimé est comme l’amour qu’il a fait naître, intraduisible et intime.
Non, laissons couler ces larmes qui sont les leurs, bien qu’elles aient pu en créer chez nous. Parlons justement de dignité, cette autre chose que l’on sent couler durant ces minutes conséquentes et prenantes, un monolithe qui s’écoute d’un trait et parait durer un souffle, souffle long, profond, nécessaire. Bien sûr, Abandon fait mal. Il suffit de regarder la longueur des morceaux, de garder en tête que la formation tire son originalité dans l’expression d’une noirceur crue rappelant le Neurosis de
Enemy of the Sun et le Cult of Luna de
The Beyond alourdissant davantage le propos jusqu’à côtoyer les ambiances de Evoken, pour imaginer le monument de désolation auquel on s’attaque lors d’une première écoute s’annonçant déjà comme une épreuve. Quiconque s’y essaiera sera ici averti :
The Dead End en est bien une, de celle qui demande une certaine constitution, un certain état d’esprit, avant que l’on s’y lance.
Une certaine dignité, donc. Celle que l’on a face à la douleur d’autrui et face à la sienne. Cela peut sembler présomptueux, et pourtant je ne vois pas d’autres mots.
The Dead End est une œuvre digne, malgré son histoire, malgré son propos. Une œuvre qui ne s’habille d’aucun romantisme, ne tourne la tête vers aucune lumière au bout du tunnel, son austérité sans faille étant d’une intransigeance rare. C’est donc préparé que l’on vient vers elle, conscient que l’on ne trouvera pas ici un baume, un divertissement, mais au contraire un affrontement de ce que l’on ressent, comme un dialogue dont les Suédois seraient les narrateurs. Un entrechoquement des mots, des plaintes acerbes ou lancinantes, des cahotements d’un larynx étranglé d’émotions, des torrents intempestifs et intermittents… et malgré tout une station debout, une continuation inexorable, une exploration des sentiments. Non pas la dignité empruntée d’apprentis-aristocrates, celle qui se cache dans un lieu ou derrière un masque pour pleurer : la dignité de ceux qui, entourés par la mort, continuent de vivre, même si cela fait mal, si cela fait du bruit, si cela donne à afficher la vérité de ce que l’on ressent.
…Avec, pourtant, au fond de ces épanchements et explosions abruptes, une forme de paix. Une paix déjà présente lors de
In Reality We Suffer, alors trop diffuse pour qu’on la ressente pleinement dans le marasme ambiant, qui explose ici. Une paix qui hante à chaque fois que l’on y pense, finissant de porter
The Dead End au rang de Requiem. En dépit des années, je n’arrive toujours pas à la définir correctement, l’acceptation de sa condition d’être souffrant, la solennité, la volonté de communier, la sérénité d’une vie éteinte par les affres et les trépas, se mêlant dans cette sensation liquide et continue, présente dès les premières notes se vivant telle une respiration au grand air, similaire à lorsque l’on se déleste d’un poids.
Une purge, comme on se libère. Voilà peut-être bien ce que j’aime chez Abandon, ce qui me fera toujours ressentir de la peine pour ceux qui n’écoutent pas de musiques lentes et affligées, tant ils passent à côté d’un sentiment d’épuration de soi, de combat intérieur au sein d’une époque lissée et pacifiée où, tant mieux ou tant pis, on peine à trouver ce genre d’occasions malgré que le caractère l’appelle.
The Dead End est sans nul doute l’album qui me fait le plus éprouver cela, le plus extrême et donc, en creux, celui qui va le plus loin sur ce plan-là. Que, désormais, l’on repose en paix, vivant comme mort.
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