Abandon - In Reality We Suffer
Chronique
Abandon In Reality We Suffer
Parce que ces dernier temps, je fatigue ; parce que j’ai la sensation de vivre un quotidien-poubelle où je cherche des bouts d’avenirs, tous dégueulasses ; parce qu’il n’y a plus de bons ou de mauvais jours, juste « des jours » ; parce que, comme souvent, je cherche dans la musique autant une évasion qu’une description de mon état du moment. Pour tout ça, le moment paraît propice à parler d’Abandon, avec ou sans majuscule.
Je ne vais pas faire ici le journal intime de cette période pour autant. Vous la vivez comme moi, de façon plus ou moins personnelle, plus ou moins difficile, plus ou moins facile, des détails qui sont des montagnes au quotidien mais que l’on peut résumer de cette façon : nous souffrons, peut-être bien depuis plus longtemps qu’on le pense. Pas tout le temps, pas de la même façon, mais nous souffrons. C’est cette réalité-ci que demande à accepter Abandon et c’est pour se rappeler de cette réalité-ci que l’on va vers lui. Voilà pour les précautions d’usage...
Et voilà la raison pour laquelle je tarde tant à vous en parler. Comment voulez-vous donc aborder ce groupe sans tomber dans un pathos écœurant ? En l’évitant, par une froideur distanciée typique ?
Abandon est un groupe suédois formé en 1998. Composé de membres issus de la scène underground de l’époque – anciens de Relevant Few –, il devient rapidement l’auteur d’un premier album, When It Falls Apart, maladroit mais montrant déjà des volontés de dépasser les codes du post hardcore établis par Breach en se rapprochant du sludge misanthropique du milieu des années 90. Nettement plus extrême et cru dans son rendu sonore que ce que l’on peut attendre de ce genre, la bande menée par Johan Karlsson trouve son originalité avec son second album, paru en 2004 sous le label Black Star Foundation.
S’en suivrait une description analysant les qualités, spécificités, voire les manques :
Après une introduction installant le climat de désolation de l’ensemble, le combo commence les hostilités par « Trauma Is the Trigger », s’enfonçant dans le tempo funéraire qui marquera cette longue heure en leur compagnie. Certes, la formation se montrera capable de secouer ici ou là, notamment durant « Piles of Pigs » évoquant les accélérations sludge avançant comme un rouleau compresseur issu des mêmes usines que Grief, mais la tendance générale est bien marquée par une lenteur de tous les instants, le funeral doom, ses atmosphères poussiéreuses et recueillies, se mêlant à un hardcore au grain âpre et sale, par une succession de titres poussant de plus en plus loin, à la manière de « In Hopelessness Enlightened » et le doublet « Stillborn Persistence ». A ne pas mettre entre toutes les mains, cet opus ennuiera, comblera ou apitoiera : mais personne n’en sortira indemne.
Ah ! « N’en sortira pas indemne » ! Comme si on allait vers Abandon en tant qu’être entier et nageant dans le bonheur, comme un sujet-objet tout fait et parfait que ces rustres-là cassent ! Alors que l’on va vers lui déjà brisé et rapiécé, bricolé, mal monté, comme tout à chacun... J’imagine qu’il faudrait mettre aussi quelque part une information sur son statut d’influenceur, chose qui plaît autant aux historiens amateurs qu’aux férus de réseaux sociaux :
Abandon aura marqué la scène de son empreinte, montrant une facette peu commune d’un hardcore allant au-delà de lui-même. Que cela soit chez Terra Tenebrosa, This Gift is a Curse, Highgate ou encore chez les copieurs de Walk Through Fire, il semble vivre encore un peu malgré des années d’inactivité tout en gardant pour lui ce qui le rend unique. Indépassable. Intemporel. Culte.
Et voilà, les adjectifs imposants sont apposés, le lecteur fébrile est gêné de ne pas connaître Abandon, torrent et soulseek sont activés, mon travail est fait !
...Sauf que tout cela est faux. Abandon n’a pas marqué la scène. In Reality We Suffer n’est pas un classique. Il n’a aucun héritage particulier, aucun autel pour lui, aucune place dans un panthéon quelconque. Les quelques ressemblances que l’on peut trouver ailleurs ne sont que des parallèles arbitraires, comme quand un vécu rappelle un souvenir bien qu’ils soient tous deux distincts. In Reality We Suffer n’existe que pour ceux qui le connaissent, car il fait partie de ceux qui le connaissent. C’est cela qui fait que je (on ?) ne peux pas en parler correctement, sans rougir ou rejeter ce qui est vainement écrit.
Essayons tout de même ceci, de la façon la plus simple possible, la moins grandiloquente (*rires*) :
Peut-être ne considérez-vous pas ce que vous écoutez uniquement comme un divertissement, une façon de se détourner. Peut-être possédez-vous une haute estime, à force d’expériences, de réflexions, de ce que la musique vous apporte. Que vous en êtes venus à penser qu’elle vous définit et en même temps que votre vie, ce que vous « êtes », définit ce que vous écoutez. Vie et musique entremêlées, chacune se soutenant l’une et l’autre. Alors, vous ne cherchez pas nécessairement des « chefs d’œuvres » assermentés (même si vous les écoutez, « au cas où ») mais principalement des créations qui vous parlent, vous précisent et vous apportent, vous changent. Ce qui n’est pas simple, vous vous rendez compte qu’il n’y en a pas tant que ça. Cela fait aussi une part non-négligeable du plaisir que vous ressentez, chercher l’album qui vous parlera plus que les autres, laisser le temps à l’écoute du moment de se développer, dans une attitude entre émotions et pensées. Ce que votre écoute vous inspire. Ce qu’elle dit. Si ce qu’elle dit vous touche ou non. Si elle vous touche, de quelle manière. Comme une rencontre, entre ce qui vous constitue, au-delà de vos habituelles préférences (que vous êtes prêt à remettre en question), et ce qui constitue ce que vous découvrez, un dialogue qui se met en place, avec les politesses d’usage au départ et, dans le meilleur des cas, les intimités qui se dévoilent.
Si vous êtes de ce type-là, alors il y a de fortes chances que In Reality We Suffer vous parle. Le « nous » qu’il présente est bien présent, dans toute son humanité, dans sa voix rocailleuse et naturelle, ses mélodies entêtantes et « vraies », sans fioritures, en descente perpétuelle, un requiem joué par des coreux. Son lancinement est le nôtre, quand l’âme se fait vagues, remous et écrasements répétés sur la jetée. Il est une impudeur qui gêne, car elle nous fait voir nous-mêmes en l’autre.
« En réalité, nous souffrons ». Peut-être n’y a-t-il pas plus à dire que son titre, concernant cet album. Comme une note d’intention, celle de désosser les particularités, de toucher au commun, d’afficher cette vérité universelle comme on le peut, imparfaitement mais avec dévouement. « Dans la réalité, nous souffrons » : comme exprimer physiquement ce que la vie nous fait, mais aussi dire, entre les lignes, qu’autre chose peut se dessiner, ailleurs. Une paix que l’on ressent étrangement. Une paix qui fait réfléchir, une paix qui n’est pas « la paix du mort », mais une paix qui naît de la souffrance, paradoxale comme la souffrance qui, chemin vers la mort, naît du vivant.
Une paix qui grandira sur l’ultime œuvre d’Abandon. Mais ça, ce sera pour une autre fois. Le ridicule a déjà été atteint ici pour un bon moment.
| lkea 6 Mai 2020 - 1454 lectures |
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