Alors que le grunge semble être de retour, suivant la règle de « la nostalgie a toujours trente ans » en succédant au post-punk comme genre à se réapproprier, il est bon de se rappeler ceux qui ont essayé de s’en servir comme influence majeure, quitte à avoir été moqués pour cela. Cela a été le cas pour Blacklisted qui, après le petit classique peu inventif mais ô combien efficace que reste
Heavier Than Heaven, Lonelier Than God, s’est mis à triturer son style jusqu’à déboussoler les amateurs de son hardcore deathwishien groovy et sensible derrière ses riffs experts en hypertension et coups de béquilles jouissifs.
Et on les comprend ! Bien que la bande est immédiatement reconnaissable – notamment par la voix de George Hirsch, aussi rustre que nuancée dans ce qu’elle exprime –, celui qui cherchera ici un exutoire proche de
Heavier Than Heaven, Lonelier Than God sera clairement surpris : les guitares acoustiques de « The P.I.G. (Problem Is G.) » ; les voix féminines de « I Am Extraordinary » ; les influences grunge ; les ambiances spectrales de « I’m Trying to Disappear »… D’une richesse incroyable, les oreilles frôlant plus d’une fois l’indigestion (en particulier quand on se décide à écouter sans tricher la version contenant en supplément les morceaux de l’EP
Eccentrichine),
No One Deserves to Be Here More Than Me paraît être un terrain de jeu pour un groupe ayant tout dit dans la peinture d’une certaine scène hardcore et cherchant à s’en échapper, un peu à la façon de Pulling Teeth qui créera l’étrange
Paranoid Delusions / Paradise Illusions après le définitif
Martyr Immortal.
Une comparaison qui n’est pas fortuite, tant les deux formations, chacune à leur manière, ont su garder l’essence-même de leur musique tout en la déclinant sous différentes formes. Ce désespoir particulier, presque nostalgique et clairement mélancolique, mêlé à une ambiance américaine où transpire la hargne d’une certaine jeunesse, Blacklisted l’explore en long et large sur
No One Deserves to Be Here More Than Me, offrant ici des compositions qui se placent parmi ses plus beaux coups d’éclat. Impossible de ne pas évoquer « I Am Extraordinary », titre oscillant entre rage de vivre et marginalité aussi assumée que subie, donnant l’impression synesthétique de regarder un des plus viscéraux films de Judd Apatow. Mais c’est aussi lors de l’installation de climats que la formation épate, par des interludes aux longs travellings où l’esprit se prend à rêver à une existence terne, hurlant de désirs de couleurs, dans une banlieue trop sage des États-Unis. Pour un projet qui a auparavant montré son meilleur dans une efficacité hardcore (toujours présente, cf. « Everything in My Life is For Sale » ou encore « Skeletons »), le contre-pied est aussi radical que réussi.
Je déconseillais dans ma chronique d’écouter
Heavier Than Heaven, Lonelier Than God en voiture, les excès de vitesse pouvant se montrer fréquents lors de son écoute.
No One Deserves to Be Here More Than Me, lui, est bien différent mais le constat reste le même : laissant l’esprit divaguer dans ses propres pensées, son énergie charrie un tel imaginaire avec elle qu’elle risque de faire quitter les yeux de la route, temporairement absent au monde. C’est aussi là que se trouve son plus gros défaut, au-delà de quelques baisses de régime finalement peu gênantes tant la richesse de l’ensemble permet de passer à autre chose. Tant de déroutes, dérives et détours laissent finalement aussi charmés qu’un peu frustrés, les moments forts de l’album se nourrissant d’attentes que l’on voudrait vivre plus intensément. À l’image des paroles cyniques et éplorées de George Hirsch, l’album hésite entre une certaine distance et une franche plongée dans la noirceur qui l’habite, indéniablement écorché mais s’arrêtant avant de franchir irrémédiablement la barrière… Mais peut-être reconnaissez-vous ici vos propres crans de sûreté, auquel cas je vous invite à aller vers ce disque injustement oublié !
L’album a été édité en CD par Deathwish avec en bonus trois titres de l’EP Eccentrichine
, poursuivant encore un peu plus ce goût pour les atmosphères qu’a Blacklisted sur cet album avec un interlude supplémentaire. Cette version est clairement celle à posséder, ne serait-ce que pour « Stones Throw » et les « doo-doo-doo » du morceau-titre, aussi incongrus que brillants. Deux adjectifs qui vont ici décidément bien à Blacklisted.
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