Le concept de l’album, constitué d’un seul titre, est un défi, un exercice de style franchement ambitieux sur lequel bien des artistes se seront cassés les dents, tant faire tenir debout un unique morceau de plusieurs dizaines de minutes parait difficile pour des raisons évidentes (cf. la tentative de Meshuggah sur
Catch 33). Mais Luc Lemay, la tête pensante des Canadiens cultes de Gorguts, aime le challenge. Inspiré par la démarche d’un Porcupine Tree sur
The Incident ou encore des EP de Deathspell Omega ou Meshuggah, le « mastermind », après avoir ressuscité son groupe et sorti le terrible
Colored Sands, unanimement acclamé par la critique, tente à son tour d’aboutir à sa pièce maitresse, dans l’esprit d’une grande composition classique.
Mais ce
Pleiades’ Dust n’apparait pas tant comme une parenthèse pour Gorguts. Malgré une forme bien différente, au contraire on pense plus à une certaine suite logique à
Colored Sands, notamment dans les ambiances et les textures. La production s’améliore même un tantinet au profit d’une section rythmique mieux mise en valeur grâce à un son de guitare plus clair, et un équilibre général dans le mixage plus abouti. La filiation devient encore plus évidente lorsque l’on sait que ce nouvel essai s’attèle à raconter la vie de la grande bibliothèque de Bagdad née au IXe siècle sous l’ère des Abbassides, de sa création à sa destruction en 1258. Un thème là aussi historique (comme pour le précédent disque) cher à Luc Lemay, qui illustre une fois de plus son attachement et l’importance qu’il attribue au savoir et à la sagesse accumulé par l’humanité. A l’instar de la musique et de la pochette de l’œuvre, nous sommes ici à des kilomètres au-dessus du carcan du death metal, ce qui semble également important pour le géniteur de cette œuvre conséquente.
Conséquente car, si ce disque a beau sortir sous le format EP, ses trente-trois minutes sont infiniment plus riches que bon nombre de sorties en format full lenght, et valent ainsi largement un album à part entière. La difficulté d’appréhender un morceau si labyrinthique, et de s’en constituer une « carte mentale », pourra même en décourager plus d’un aux premières écoutes qui seront assurément difficiles. Si la musique de Gorguts est ardue, c’est parce qu’elle cumule toutes les facettes de la complexité en musique : complexe par ses structures, complexe par sa façon d’assembler simultanément tous ces éléments, et enfin sa complexité intrinsèque, la singularité des émotions qu’elle nous fait vivre au travers de ces mélodies dissonantes et tortueuses. Le chant toujours aussi effroyable de Luc Lemay, lui aussi reconnaissable entre mille, est utilisé avec parcimonie, laissant place à davantage de passages instrumentaux plus vastes. Et c’est là qu’est mise en évidence l’une des grandes forces de Gorguts dans sa formation moderne : rassembler des individualités fortes stylistiquement et techniquement qui peuvent pleinement s’exprimer tout en préservant l’intérêt global de l’œuvre. La technique reste au service de la musique et non l’inverse. A ce sujet le nouvel arrivant à la batterie, Patrice Hamelin, est un bel exemple tant son jeu, pourtant si tentaculaire, est toujours à propos et semble naturel selon l’intensité des passages. De son côté la basse de Colin Marston, incroyablement créative, presque chatoyante par moments, ne cesse d’enrichir cet essai à force de contre-points remarquables, terminant de parfaire une section rythmique plus que souple.
Le défi du morceau-album pousse justement le groupe vers quelque chose de plus « barré » avec beaucoup de mouvement. On est ici plus proche de l’esprit barré d’un
Obscura, le tout étant en vérité très élaboré et planifié, surtout quand on connait l’aversion de Luc Lemay pour l’improvisation. La richesse et le niveau de détails atteint par ce death metal éminemment sombre laisse admiratif. Les guitares tissant une toile mélodique complexe et hypnotique tout au long d’un morceau ne contenant pas réellement de moment fort, un peu comme s’il était justement un moment fort dans son intégralité. La fluidité de l’ensemble est exemplaire, tout en progression dans ses développements, le groupe aimant broder autour de ses propres riffs au fil des secondes. Les trente-trois minutes du morceau permettent de laisser le champ libre à des parties atmosphériques plus étendues s’appuyant souvent sur de superbes arpèges clairs, avant même une longue partie ambiante de plusieurs minutes qui ne parait pourtant pas excessive. Son placement dans le déroulement du périple, après les moments les plus mouvementé, étant des plus pertinents. C’est sans doute ce qui caractérise le plus cette expérience qui en fait aussi son principal défaut :
Pleiades’ Dust est si progressif dans ses envies qu’il y perd l’efficacité et la virulence intrinsèque du death metal qu’avait su conserver
Colored Sands. Aucun instant n’est réellement destructeur, comme si les Canadiens gardaient une certaine réserve, sans que cela ne les empêche d’asséner des riffs mémorables parfois à la croisée du death et du doom, notamment en fin de parcours.
Le morceau fini de convaincre de son unicité par ce thème grandiloquent qui l’ouvre et le clôture, les dernières paroles renvoyant aux premières, à l’ignorance des hommes au début et à la fin de l’histoire. Le tout est si cohérent et fluide qu’il serait bien vain et inintéressant d’isoler une partie parmi les autres. Ne cherchons pas à lutter : Gorguts confirme son niveau de composition stratosphérique avec cet impressionnant
Pleiades’ Dust qui impose un exercice de style réussi de bout en bout.
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