Je me sens à chaque fois obligé d’insister, mais c’est sans doute car KEN Mode pousse à cela : il est incroyable d’avoir un groupe comme celui-ci actuellement. Pas un grand groupe, non non, au risque de me prendre un tollé de la part de ses fans, mais une bande qui se fait visiblement plaisir, idolâtrant une scène qui n’existe plus vraiment tout en y apportant une chose bien à elle, presque sans le vouloir. Un bonheur de gosse cramé au noise rock et au hardcore, aussi surdoué qu’humble.
Et, de ce point de vue-là,
Loved est peut-être bien l’album par lequel les Canadiens atteignent leur exacte mesure. Il faut dire que pour quelqu’un biberonné aux œuvres de Jesus Lizard et Botch, ces nouvelles trente-cinq minutes sont comme les redécouvrir après des années d’absence ! Tel syncrétisme laisse pantois, tant l’amateur pourra s’amuser à chercher dans tel ou tel riff une ligne lui rappelant les crachats de
American Nervoso, une mélodie à la fièvre issue de
Goat, le tout joué par un groupe de hardcore des années 2000 – ce qu’est aussi KEN Mode, autant qu’un amoureux nostalgique, ici sans l’outrance à vouloir casser des bouches à tout prix qui pouvait faire adorer, et aujourd’hui bouder, un disque daté comme
Reprisal. Une nouvelle fois, même après un
Success qui laissait le même sentiment au cœur, le trio parvient à étonner de ses talents de fanatique éclairé.
La différence ici, qui fait qu’on se prend un peu plus au jeu que de coutume ? Elle n’est pas dans cette pochette grinçante, ni dans la production d’Andrew Schneider (un bout d’histoire à lui tout seul, donnant le son parfait à la musique des Canadiens, abrasif, clair, presque aérien dans ses coups de lattes), même si elles ne déméritent en rien. Non, elle est dans cette simplicité qui se rapproche encore un peu plus de la substantifique moelle, chaque composition s’habillant d’une évidence, d’un naturel faisant penser que KEN Mode a trouvé sa propre nature, sans pour autant tomber dans la facilité. Bien sûr, on pourra parler de ce saxophone venant se joindre à la fête, ses performances aussi chaotiques que prenantes, juste milieu entre les mathématiques d’intellectuels et les envolées spontanées de poètes, mais c’est bien chaque morceau, chaque instrument, qui transmet cette impression. Impossible de prendre en traître ces experts du croc-en-jambe : avec délice, on se laisse pousser à terre, dans ces différentes expressions de rage retenue, ces acrobaties sur le fil, une exécution personnifiant un équilibre mental précaire.
Pourtant, même au sein de
Loved et sa vision d’un groupe au clair avec lui-même, son identité et ses passions, il est toujours difficile de circonscrire KEN Mode, de saisir son étrangeté – et c’est toujours le même calvaire pour définir ce qui manque ici, tant il paraît illusoire de prendre en défaut ces titres se nourrissant les uns les autres jusqu’à un final menaçant et fragile, prêt à mordre et déchirer de ses bras malingres. Le manque de folie, que je critiquais à l’époque de
Success ? Même cela a fini par m’enchanter, y voyant une part du charme des Canadiens, description d’un désir d’anormalité, de franche marginalité rêvée, avant de retourner au turbin comme tout un chacun. Ainsi, la note sera clairement plus une information sur mon attachement actuel à ce disque – et à ce groupe – qu’une véritable évaluation. Car je me vois bien revenir vers lui des années plus tard et y voir un chef d’œuvre ! Mais soyez-en d’ores et déjà sûrs :
Loved a toutes les raisons d’être aimé.
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