Attention : Monument. Et ce n'est pas le genre d'étiquette que je colle sur n'importe quelle galette.
Certes, quand on parle de Carcass aux amateurs, la plupart d’entre eux retiendront ce qu’ils ont apporté au Death Metal, avec l’album
« Heartwork », ses mélodies imparables et ses riffs qui restent encore catchy à souhait, même 27 ans plus tard. Toujours active, la formation de Liverpool a choisi de poursuivre dans cette voie. Pas folle, la guêpe : plus facile de vendre ses disques et de booker des tournées quand le son est accessible et les refrains fédérateurs. Entendons-nous bien : c’est une petite pique, mais pas un reproche. Loin de moi l’idée de trasher une légende simplement parce qu’elle a souhaité suivre un chemin plutôt qu’un autre, et que celui-ci aura permis à ses membres de gagner leur croûte. La bande de Jeff Walker, j’en suis convaincu, reste mue par la passion, et par son dévouement à la musique extrême.
Simplement, ce n’est pas ce Carcass qui m’intéresse. Concernant le groupe, je suis resté bloqué dans les années 80. Ni passéisme, ni fausse nostalgie, j’ai simplement été marqué, à retardement, et à jamais, par l’album qui nous intéresse aujourd’hui. Parce qu’il a été une énorme balise dans mon parcours musical. Adolescent, fou de Grindcore et de Goregrind, j’épluchais inlassablement les catalogues papier de Bones Brigade Records, passais ma vie sur les Myspace de Bizarre Leprous Productions et Last House on the Right, cherchant toujours plus extrême à me coller derrière les tympans. Fatalement, lassé de cette quête du
« qui jouera plus fort que son copain », est venu le temps de me pencher sur les origines du genre qui m’obsédait. Et, logiquement, je suis tombé sur Carcass, et ses débuts.
« Reek of Putrefaction » m’avait laissé sur le carreau : la faute à une production intransigeante, une exécution maladroite. Passionné, fougueux, mais encore trop peu abouti.
D’où la claque prise en travers de la joue, administrée par
« Symphonies of Sickness ». Cet album est un cas d’école (de médecine, diraient les taquins). A la fois le premier, et le meilleur disque de Goregrind de l’histoire, rien que ça. Quelle évolution, dans le son, derrière les instruments ! Tout est chirurgical, dosé à la seringue, pas de superflu, juste le strict nécessaire. Je reste convaincu d’avoir ressenti la même chose que les hardos qui, en 1989, découvraient cette chimère, mélange bâtard de Grindcore, de Death Metal, et de fixettes pathologiques, illustrées par une pochette devenue légendaire, collage de photographies fort appétissantes, sorties des manuels d’infirmière de la sœur de Jeff Walker.
Rarement un visuel aura autant été en phase avec le contenu d’un disque du genre.
« Symphonies of Sickness » est une masse grouillante, il fourmille de petits détails, d’idées, qui rivalisent toujours d’ingéniosité dans l’écœurant. Le jeu de batterie de Ken Owen, millimétré sur les breaks et les parties plus lentes mais qui s’emballe en effusions à peine contrôlées dès lors que le tempo accélère, les solos putrides de Bill Steer, tantôt funestes, tantôt faussement joyeux (sur « Exhume to Consume »), et surtout, ce duo de voix, l’une de gorge, presque soufflée, l’autre qui racle le larynx jusqu’au sang, tout participe à l’atmosphère, si particulière, de ces dix titres. Les textures sont tièdes, humides, la grosse caisse crépite, patauge dans une mare de viscères, tout poisse. Il est traître, le bougre !
« Reek of Putrefaction » ne mentait pas sur la marchandise : du visuel jusqu’au son, tout était manufacturé pour effrayer.
« Symphonies of Sickness » se fait plus fourbe, tout en paradoxes : la production est propre, mais tend systématiquement vers le sale, l’ambiance générale est ignoble, repoussante, et pourtant si séduisante… Il aura plu, déplu, qu’importe, il n’aura laissé personne indifférent.
Les canons du Grindcore se mettaient à peine en place que Carcass les brisait déjà, sourire narquois vissé aux lèvres. Le trio n’hésite jamais à prendre son temps pour développer ses compositions, qui se révèlent être bien plus qu’une succession de poncifs. Pas de couplet/refrain, pas de bourrage inutile ni constant,
« Symphonies of Sickness » est étonnamment varié, toujours en ébullition – « Slash Dementia » en est symptomatique, quel démarrage en trombe ! Citons « Excoriating Abdominal Emanation », successions d’accélérations et de freins brusques, soutenus par une rythmique implacable et un motif central, guitare lointaine masquée sous dix pédales d’effets ; ou simplement l’ouverture de
« Reek of Putrefaction », avec ces claviers certes datés mais qui ont le mérite de plonger directement dans le bain (et que l’on retrouve aussi sur le proto-refrain de « Swarming Vulgar Mass of Infected Virulency »… Avec, toujours cette science du riff qui fait immanquablement mouche : l’arrivée de la guitare sur « Ruptured in Purulence » ne manquera pas de faire serrer les poings, tout comme l’introduction de « Empathological Necroticism » et « Embryonic Necropsy and Devourment », impressionnantes de lourdeur, coups de boutoirs accentués par des cymbales assourdissantes (cette ride !)
En quelques mots comme en cent,
« Symphonies of Sickness » est un chef-d’œuvre pur et simple. Naissance et sommet d’un genre tout entier, qui, malheureusement, s’est depuis perdu dans des errances porno-bruitistes d’un goût, et d’une qualité, plus que discutables. N’importe qui peut aligner deux riffs médiocres, flanquer le tout d’une pochette sanglante et se revendiquer « Goregrind ». Mais rares sont ceux qui ont su insuffler à leur jeu une telle puissance évocatrice, de celles qui vous imposent presque la pommade camphrée sous les narines. C'est peut-être son seul défaut, finalement : avoir mis la barre aussi haute. Influence de dizaines et de dizaines de groupes, qu’ils se revendiquent du Death, du Grind ou de la tendance Gore, ce deuxième full-length de Carcass est un incontournable, objectivement, et subjectivement. Et qu’on ne se lasse pas de redécouvrir.
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