Carne - Modern Rituals
Chronique
Carne Modern Rituals
J'ai beau essayer de me souvenir, je ne me rappelle pas de la raison qui a fait que je ne vous ai pas encore parlé de Ville Morgue, premier album de Carne. Manque de temps ? De motivation ? D'inspiration ? Aucune justification ne me semble valable, tant ce disque méritait, et mérite, qu'on parle de lui. Car ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre un nouveau groupe promettant autant, semblant avoir tout compris à ce cheval de bataille actuel dans le hardcore français, celui transgenre devant autant à une certaine scène noise qu'à une démocratisation du black metal et ses codes.
Mais ce n'est pas encore aujourd'hui que je parlerai de lui. C'est que tout le potentiel que l'on sentait à l'écoute de Ville Morgue s'est réalisé dans son successeur, Modern Rituals. Les Lyonnais m'ont donc involontairement coupé l'herbe sous le pied – Hé ! On a bien le droit de chercher des excuses à sa propre fainéantise ! – en réalisant une version « harder, better, stronger » (mais pas forcément « faster », tant on se fait matraquer lourdement ici derrière une tendance affichée à l'accélération) de leur premier jet. En effet, sur le papier, peu de changements par rapport à des débuts faisant, pareillement que sur ce nouvel essai, penser à tout un mouvement hexagonal, où mettre à la louche Death Engine, 400 The Cat, Calvaiire, Membrane ou encore les voisins de Veuve SS. Français jusqu'au bout des ongles.
Ce qui fait qu'on oublie vite les références internationales qui peuvent traverser l'esprit à l'écoute de Modern Rituals – qui iront des Suédois de Breach à ce que pouvait avoir d'écrasé par la douleur le You Fail Me de Converge en passant par d'autres formations plus obscures comme Pharaoh et Pornography – pour mieux se concentrer sur ce style particulier, cette identité nationale que Carne fait sienne sans pour autant se priver d'avoir son mot à dire sur le sujet. Marqué par la noise, fondu de lourdeur, les poumons remplis de cet air terne, au goût de cendre, qui oxygène d'autres groupes d'origine similaire (ma « French Touch », elle est là), Carne prend le meilleur de tout cela, trouvant même de quoi élever le niveau dans ses tubes torturés. Derrière une production puissante et volontairement brouillonne (signée Amaury Sauvé, au son bientôt aussi iconique que celui de Francis Caste), les Lyonnais ont peaufiné leur musique, enchaînant les compositions immédiatement accrocheuses malgré une attention portée à la gifle aussi glaciale que fracassante. Impossible de ne pas être pris par des titres comme « Bad Tooth » ou encore « Collective Dictatorship » tant ils sont entraînants ! Loin de gêner cette atmosphère de détresse mentale, de nuit passée les yeux écarquillés sous les cernes, cet aspect catchy renforce le sentiment d'oppression qui parcourt ces grosses quarante minutes, où l'envie de se défouler comprime la tête, du cou qui se plie au visage qui se ferme.
Une bonne petite collection de titres qui raviront les défenseurs d'un certain héritage, donc ? Pas que, les choses n'étant jamais aussi simples avec ce type de musiciens aimant prendre en traître. Sûr, on peut aisément faire de Carne le porte-drapeau de toute une scène jusqu'au prochain qui surgira de la masse pour réclamer ce droit, mais ce serait passer sous silence ces à-côtés qui font tout le sel de Modern Rituals, à commencer par cette façon incisive de transmettre ses émotions. Rarement formation aussi underground d'apparence se sera révélée aussi profonde, dans un assemblage qui paraît pousser de plus en plus loin dans la nuit et ses histoires. Entrent ici « The End of Us » et « Lord Less », deux titres sur lesquels intervient Marion Leclercq, ancienne chanteuse de Overmars et actuelle prêtresse de Mütterlein : auparavant déjà invitée sur Ville Morgue, elle marque davantage ici, donnant ce qu'il faut de triste, de réel, à ces rites urbains de sa voix chaude et désespérée, rocailleuse et maladroite, où l’exécution punk, urgente, gouailleuse, devient la nouvelle soul. Une expérience sciant les jambes à chaque fois, mais aussi un indice sur cette personnalité que Carne ne doit en grande partie qu'à lui-même, où les rappels au black metal quittent les lieux communs du hardcore à la française pour reprendre ce qu'ils ont de cauchemardesque, halluciné, dans une ambiance tragique où avancer malgré une conclusion connue d'avance. Une sensation qui parcourt tout l'album de ses ailes noires et montre que Carne n'est pas n'importe quel groupe français, ni n'importe quel groupe tout court.
Et pourtant, il y a encore quelques instants faisant sentir que Carne peut progresser dans la terreur. N'apparaissant que quand on pense à lui « à froid » (ce qui n'arrive que rarement, tant on a envie de l'écouter quand il surgit à l'esprit), cette impression que Modern Rituals s'inscrit encore trop dans certains clous lors de riffs « canal historique » (« Inked Mask » ou « Cloak » par exemple), finalement raccord avec ce trait d'union entre ancien et nouveau que tire sa musique, laisse penser qu'il est encore capable de mieux. En attendant, voici tout de même de quoi marquer profondément les amateurs d'une certaine tradition française aussi bien que les curieux, tant il offre, de sa propre manière, ce qui se fait de mieux « par chez nous ». Un tel album d'écorchés, simplement, ne se refuse pas.
| lkea 4 Mars 2017 - 807 lectures |
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