Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l’hermaphrodite,
profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs.
La lune a dégagé son disque de la masse des nuages,
et caresse avec ses pâles rayons cette douce figure d’adolescent.
Ses traits expriment l’énergie la plus virile, en même temps
que la grâce d’une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui,
pas même les muscles de son corps, qui se fraient un passage
à travers les contours harmonieux de formes féminines.
Il a le bras recourbé sur le front, l’autre main appuyée contre la poitrine,
comme pour comprimer les battements d’un cœur fermé à toutes les confidences,
et chargé du pesant fardeau d’un secret éternel.
Fatigué de la vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas,
le désespoir a gagné son âme, et il s’en va seul, comme le mendiant de la vallée.
Enfin, Thou s’est réveillé. Il a cessé de rêver, mélancolique,
aux lambeaux de son corps d’autrefois,
à un instant de repos en même temps triste et serein,
à ses premiers amours. Il s’est relevé, pleinement maître de lui et de son physique énigmatique, se promenant en solitaire vers une nouvelle destination que lui seul est capable d’emprunter.
Difficile d’y croire pourtant, que Thou soit parvenu à dépasser ses états d’autrefois, à plonger plus loin dans son étrangeté fondamentale, à être encore plus lui-même et encore moins le parent d’un autre. Difficile d’y croire, à ce mélange qui n’en est pas un, qui est une convergence incroyable entre Enslaved, Fistula, Lutomysl, Crowbar, Hangman’s Chair, la Louisiane comme paradis terrestre et vénéneux où les vérolés écrivent leur hagiographie, où la pourriture devient œuvre d’architecture. Un sludge extrême en ce qu’il prend chaque chose opposée pour les unir, dans une atmosphère mythologique où la solennité habille des iconographies de fou dans la montagne, d’alchimiste contaminé des fumées de ses décoctions, d’oracle invoquant les terreurs prochaines, ses pleurs s’évaporant dans ses visions de châtiments.
Comment voulez-vous décrire cela ? Comment voulez-vous cibler un moment particulier, quand la grosse heure que dure cet album contient tant de passages marquants, certes, mais au sein d’une cohérence constante, au point que citer serait disséquer une anatomie qui tient debout par son ensemble ? Comment voulez-vous expliciter, quand même la voix se fait mystérieusement aussi droguée, rongée de haine, que narratrice de merveilles tour à tour poétiques et mystiques, Jeff Hayward (Grief) et Grutle Kjellson (Enslaved) ne faisant qu’un ? Comment voulez-vous analyser les émotions diverses, tristes, apaisées, torturées, colériques, dégoûtées – belles –, que nous transmettent ces compositions, alors qu’elles nous les donnent en bloc, accentuant juste parfois une part de leur gamme chromatique personnelle, ici une rage plus prononcée (« Greater Invocation of Disgust »), là une explosion de bonheur face à la tourmente (« In the Kingdom of Meaning »), de ce côté une épopée qui se vit en haillon, Baton-Rouge comme nouvelle Jérusalem (« The Changeling Prince ») ? Il y a simplement des musiques qui ne se traduisent pas en mots, et c’est d’ailleurs en grande partie pour ça qu’on les écoute, encore et encore.
Magus est magique, il faudra bien accepter cela.
Tout juste notera-t-on que, par rapport à
Heathen, le propos s’est densifié et condensé, devenant un discours indivisible contenant une multitude d’impressions, de sensations. En 2014, Thou me montrait que l’on pouvait être aussi enivrant que toxique, peignant avec largesse des décors naturalistes d’une Louisiane fragile et instigatrice d’une fièvre des sens, jusqu’à s’assoupir en son sein, épuisé, vaincu, et bienheureux à la fois. Il a désormais pris les habits d’un créateur lassé d’observer, s’isolant dans ses pensées propres (les paroles valent le détour, entre ésotérisme, philosophie et considérations sociales), monstre rêvant en plein éveil d’un monde à sa hauteur, nécessairement d’abord hideux pour un regard humain, saturé de couleurs, de sentiments, intense dans ses images. Puis, pour qui se laissera prendre, peut-être la vision d’une beauté « autre », réunion des inconciliables, qui pourra, chez les courageux, entrainer maintes réflexions esthétiques.
Car il y a de quoi se triturer l’esprit, sur ces riffs grunge devenant sludge, sur ce doom aérien, sur ce black metal vécu au ralenti, sur cette part indépendante, musicale et politique, ce terreau multiple où pousse la fleur malade qu’est également Thou parmi les milles illustrations que l’on cherche pour le définir. Groupe sans pareil – même si je ressens le besoin de dire aux conquis par la formation de laisser traîner leurs oreilles du côté de
Palehorse –, il ne laisse, sur le temps long, pour seule critique qu’un démarrage un poil timide, « Inward » faisant penser à un échauffement avant la marche, malgré un pont où les univers multiples de
Magus se réunissent pour ne plus se quitter.
Bon retour parmi nous, l’hermaphrodite.
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