L’enregistrement de
Siamese Dream aura probablement été l’un des plus compliqués de l’histoire du Rock. Outre cette pression glissée sur les épaules du groupe par la presse et les cadres de Caroline et Virgin Records en quête, eux aussi, de leur propre
Nevermind, le passage en studio aura été pour les quatre membres de The Smashing Pumpkins ainsi que pour leur producteur Butch Vig, une véritable mise à l’épreuve.
Afin d’éviter toutes distractions possibles et surtout éloigner Jimmy Chamberlin de ses copains les dealers d’héroïne, le groupe choisira d’aller s’isoler en Géorgie prenant ainsi possession des Triclops Studios situés dans la petite ville de Marietta. Une décision qui aurait pu être salutaire si monsieur Jimmy n’avait pas réussi à trouver dans cette ville de moins de 60000 habitants d’autres copains dealers toujours aussi prompt à le délester de ses dollars. D’autant plus que dans cette perpétuelle quête d’opiacé, celui-ci va parfois disparaitre pendant plusieurs jours avant de retrouver le chemin des studios comme si de rien n’était.
Du côté de James Iha et D’Arcy Wretzky, ça ne va pas fort non plus puisque les deux viennent de mettre fin à une relation amoureuse tumultueuse et qu’en guise de soutien indéfectible, Billy Corgan alors enclin à de grosses phases de dépression et d’angoisse passera une partie de son temps à rejouer et réenregistrer l’essentiel de leurs parties. Une frustration qui poussera madame Wretzky à s’enfermer pendant de longues heures dans les toilettes des studios et monsieur Iha dans un mutisme des plus assourdissants.
Pendant ce temps-là, Billy et Butch préfèreront faire mumuse avec tous les potards, micros et autres instruments à leur disposition quitte à passer des jours entiers à bosser sur une simple séquence d’à peine quarante-cinq secondes... Résultat des courses, tout ce joli petit monde passera plus de quatre mois en studios avec une enveloppe budgétaire largement cramée puisqu’il aura fallu allonger 250000 dollars supplémentaires afin de finaliser cet enregistrement. Enfin bon, on imagine bien que l’opération a malgré tout été particulièrement juteuse pour tout le monde puisque le groupe a quand même réussi à fourguer plus de sept millions d’exemplaires de ce deuxième album à travers le monde.
De cette photo symbolisant l’insouciance portée en étendard par toute une génération d’adolescents à ces treize compositions particulièrement brillantes et ambitieuses, cet album cristallise presque à lui seul ce qu’ont été les années 90 : une période marquée pour les enfants nés comme moi aux débuts des années 80 par une exposition à une culture musicale, cinématographique et télévisuelle particulièrement riche et florissante mais également une mode vestimentaire pas toujours très harmonieuse. Alors oui, forcément, il y aura toujours un brin de nostalgie en abordant ici ce genre de disques, surtout lorsque l’on a vécu de plein fouet du haut de ses onze ans l’émergence de groupes tels que Nirvana, Soundgarden, Alice In Chains, Pearl Jam ou The Smashing Pumpkins. Néanmoins, les faits sont là et quoi que l’on puisse en penser,
Siamese Dream est assurément l’un des plus grands disques de Rock Alternatif sorti à ce jour.
Justement, la production quasi-hollywoodienne de Butch Vig n’y est pas étrangère. Vous allez me dire qu’avec quatre mois passés en studio ainsi qu’un mois supplémentaire dédié uniquement au mixage il est heureux que le résultat soit à la hauteur des espérances mais à vrai dire on est même ici un cran au-dessus. Pour commencer il y a ce son de guitare résultant en grande partie d’un énorme travail effectué sur les textures (certaines séquences, notamment sur "Soma" comptent pas moins de quarante couches de guitare...). Un travail colossal qui va permettre au groupe de jouer sur les atmosphères avec ces guitares hyper abrasives au son particulièrement compact que vont venir contraster ces mélodies beaucoup plus aériennes et vaporeuses parfois à la limite du shoegaze (le mixage ayant justement été confié à Alan Moulder suite à son travail sur l’album
Loveless de My Bloody Valentine). Tout en relief,
Siamese Dream se caractérise également par le soin particulier apporté à la dynamique et plus globalement à l’expérience sonore proposée à l’auditeur grâce notamment à un jeu sur l’espace faisant par exemple passer de gauche à droite ou de droite à gauche certaines séquences de guitares et autres arrangements. Arrangements qui d’ailleurs ne manquent pas sur cet album particulièrement riche en la matière (notamment sur les titres les plus calmes tels que "Disarm" ou "Luna"). Piano, cordes frottées, guitare acoustique ou aux harmonies orientales, synthétiseur... Un vaste choix de sonorités dispensées néanmoins avec parcimonie et sur lequel repose une partie de l’identité du groupe.
Mais au-delà de ces quelques détails qui ont tout de même toute leur importance, c’est bien la qualité de ses compositions qui a permis à
Siamese Dream de se hisser en si peu de temps au rang d’album culte pour toute cette génération d’adolescents bercés entre autre par les clips de MTV. Moins dispersé et peut-être un peu moins sombre que son prédécesseur, celui-ci reprend bien évidemment ce qui faisait déjà le charme de
Gish (ces grosses guitares saturées, ces séquences mélodiques et posées pleines de contrastes, la voix si particulière de Billy Corgan (encore plus nasillarde que sur
Gish et au passage probablement l’un des freins à l’appréciation du groupe pour certains), la batterie tout en nerfs (et parfois en retenue) de Jimmy Chamberlin, ces solos vibrants tous plus impeccables les uns que les autres...) tout en prenant soin d’être le plus efficace possible et cela sans pour autant sacrifier à certains schémas de compositions hérités de la musique des années 70 (Hard Rock et Rock progressif et psychédélique comme l’atteste l’ambitieux "Silverfuck" et ses presque neuf minutes). Si l’album ne compte ainsi que quatre singles au total ("Cherub Rock", "Today", "Rocket" et "Disarm"), plus du trois quart des titres de
Siamese Dream auraient pu pourtant prétendre au même statut ("Quiet", "Hummer", "Soma", "Geek U.S.A.", "Mayonaise" (ce dernier étant d’ailleurs largement diffusé sur les ondes américaines à l’époque)) tellement leur côté catchy, entêtant et mémorable ne peut être nié. Vingt-six ans plus tard, je ne peux en tout cas toujours pas m’empêcher de frissonner à l’écoute de ces tubes en puissances qui, en dépit parfois d’une durée peu orthodoxe pour le genre ("Hummer" ou "Soma" frôlant les sept minutes), conservent une certaine immédiateté ainsi que ce goût de reviens-y perpétuel.
Si
Nevermind est l’album qui a permis de braquer en 1991 les projecteurs sur la scène de Seattle et d’une manière plus générale sur le courant Grunge,
Siamese Dream paru deux ans plus tard n’en reste pas moins l’une des meilleures choses qui soit arrivée au Rock alternatif. A contrepied d’un Nirvana largement influencé par la scène Punk du début des années 80, The Smashing Pumpkins puise l’essentiel de son inspiration dans le Hard Rock des années 70 ainsi que du côté de la scène anglaise (The Cure, My Bloody Valentine, Siouxie And The Banshees...) dont Corgan et Iha étaient de grands amateurs. Une différence que le groupe va naturellement continuer à entretenir ici à travers des compositions calquées sur le modèle de
Gish pour un résultat final pourtant plus abouti. Outre la production dense et abrasive de Butch Vig, ce qui frappe à la découverte de
Siamese Dream c’est le caractère immédiat et tubesque d’une bonne partie des treize titres de l’album, la facilité avec laquelle ces derniers s’enchaînent, toutes ces émotions véhiculées tout au long de ces soixante-deux minutes et cette nature intergénérationnelle qui en fait encore aujourd’hui un disque tout à fait incontournable pour quiconque s’intéresse au Rock alternatif dans son ensemble. Et bien que la suite va montrer que le groupe (enfin Billy Corgan) n’avait pas encore tout dévoilé de ses ambitions (rare sont les formations capables de sortir des doubles albums de ce niveau),
Siamese Dream est et restera pour moi leur meilleur album à ce jour. Un monument de la scène Grunge américaine symbolisant tout simplement une époque depuis longtemps révolue mais sur laquelle j’aime constamment revenir pour tous les souvenirs qu’elle m’évoque. Un disque sûrement un peu doudou mais dont les qualités évidentes ne sont même plus à démontrer aujourd’hui.
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