Si l’enregistrement de
Vs. n’a pas été ce que l’on peut appeler une partie de plaisir, en grande partie à cause de cette pression que Pearl Jam s’est lui-même collée sur les épaules mais aussi parce que ces quelques semaines passées en studio ont été pour Eddie Vedder parmi les plus pénibles de sa carrière de musicien, ce troisième album restera à jamais marqué par les premières véritables tensions qu’à connu le groupe. L’une des raisons expliquant ces luttes intestines est probablement à chercher du côté de ce rythme effréné que mène les Américains depuis la sortie de
Ten. En effet, alors qu’entre 1993 et 1994 le groupe enchaîne les dates entre l’Europe et les États-Unis, Pearl Jam passe le plus clair de son temps libre en studio afin de coucher sur bandes les titres qui composeront le successeur de
Vs. tout en menant de front un combat malheureusement perdu d’avance contre le géant Ticketmaster dans le but de saper ce monopole qu’il entretient d’une main de fer sur les plus grandes salles de spectacles aux Etats-Unis (lutte que Stone Gossard et Jeff Ament iront défendre jusqu’à Washington D.C. et qui forcera le groupe à ne plus tourner dans son propre pays pendant plus de trois ans). Mais au-delà d’un planning chargé et épuisant, l’autre facteur de tension est surtout ce rôle de quasi-dictateur que va endosser Eddie Vedder. Fonctionnant jusque-là sur une base collaborative solide et complémentaire, cette main-mise du Californien sur les décisions finales va générer pas mal de frustration, d’incompréhension et de mécontentement parmi le reste de la bande avec qui la communication a naturellement du mal à se faire. Une situation inédite et particulièrement compliquée à gérer d’autant que celui-ci cherche en parallèle à s’affirmer en tant que troisième guitariste, composant ici pas moins de six morceaux sur les quatorze que compte ce
Vitalogy. Si à l’époque Stone Gossard a bien failli quitter le navire, c’est finalement Dave Abbruzzese qui sera remercié quelques mois avant la sortie de l’album. Résultat des courses, après un premier rendez-vous manqué quatre ans plus tôt, c’est finalement Jack Irons qui sera choisi pour intégrer au pied levé les rangs de la formation, juste à temps pour enregistrer les parties de batterie de "Hey Foxymophandlemama, That's Me", dernier titre de l’album.
Sorti treize mois seulement après
Vs. (et encore, parce qu’Epic a vraisemblablement tempéré les ardeurs d’un Pearl Jam dans les starting block), ce troisième album devait avoir pour titre
Life. Le groupe à néanmoins revu sa copie après qu’Eddie ait trouvé lors d’une brocante un vieux livre médical intitulé
Vitalogy. Sous le charme de ces illustrations et textes d’une autre époque et parce qu’il va désormais avoir à coeur de proposer des artworks invitant l’auditeur à feuilleter chaque page de ses livrets (les 156 Polaroïds de
No Code, le panneau céder le passage de
Yield, les illustrations de
Backspacer...), Pearl Jam a souhaité ici donner l’illusion d’un livre (le format peu orthodoxe du digipack, la table des matière, l’aspect cuiré de l’artwork), reprenant au passage de nombreuses illustrations de cet ouvrage datant tout de même de 1899. Pour la production, le groupe à fait appel pour la seconde fois consécutive aux services du producteur Brendan O’Brien sauf qu’à la différence de
Vs., les sessions d’enregistrement se sont ici étalées sur plusieurs mois et qu’elles se sont déroulées dans six studios différents alors que le groupe était sur la route.
Cette manière peut-être plus désinvolte d’aborder l’écriture et l’enregistrement ne sera pas sans avoir un impact sur la musique de Pearl Jam.
Vitalogy est ainsi marqué par une certaine urgence que l’on va retrouver en partie dans ces morceaux dotés d’un esprit de concision hérité des influences Punk de la formation (de ces deux premiers titres que sont "Last Exit" et "Spin The Black Circle" en passant par "Whipping" ou bien encore "Satan’s Bed") et par une rage non-dissimulée, notamment dans les paroles et la voix d’un Eddie Vedder despotique mais toujours aussi passionné comme par exemple sur l’excellent "Not For You". Dans le même ordre d’idée, on note également que l’album est marqué par une production naturelle, presque dépouillée (en tout cas pour un disque de ce calibre) et finalement très Rock’n’Roll ainsi que par une écriture tout simplement plus épurée (mais où sont donc ici passés les superbes solos de McCready ou de Stone Gossard, ceux capables de vous filer la chair de poule ?) et parfois même complètement décomplexée. Car oui,
Vitalogy est aussi l’un des albums les plus libérés et créatifs de Pearl Jam avec notamment quelques compositions ou séquences particulièrement surprenantes (les toutes premières secondes jazzy foutraque de "Last Exit", "Pry, To" faisant ici office d’interlude), pas toujours très heureuses (l’étrange "Hey Foxymophandlemama, That's Me" qui vient conclure l’album sur une note dissonante) et qui à défaut d’être ces tubes fédérateurs auxquels le groupe nous avait habitué auront, en tout cas pour certains, marqués les auditeurs au fer blanc (l’agaçant et pourtant attachant "Bugs", "Aye Davanita" et son rythme chaloupé et entêtant...).
Si l’aspect "bigger than life" qui caractérisait jusque-là Pearl Jam s’est donc largement estompé, il est ici remplacé par une aura Folk moins tape à l’oeil et surtout beaucoup plus sombre qui n’est finalement que le reflet de certaines influences restées jusque-là sous-jacentes (Tom Waits, Neil Young, Led Zeppelin...). Alors c’est vrai,
Vitalogy n’est probablement pas la suite que beaucoup attendaient, notamment à cause de ces expérimentations souvent approximatives et bancales et de ce parti pris menant à une musique moins galvanisante et fédératrice (même si je ne doute absolument pas de l’efficacité d’un titre comme "Spin The Black Circle" en live). Pour autant, ce troisième album n’en demeure pas moins une belle démonstration du talent de Pearl Jam, même lorsque certains talents individuels semblent être quelque peu muselés par un Eddie Vedder en solitaire et vraisemblablement en mal de reconnaissance au sein de son propre groupe. Ainsi, dans ce nouvel élan Rock/Folk abrasif plus indépendant et à contre-courant que jamais, le groupe américain va livrer quelques pépites absolument inoubliables dont certaines figurent encore aujourd’hui parmi les meilleurs morceaux du groupe. Si des titres tels que "Not For You", "Tremor Christ", "Nothingman", "Corduroy" ou "Better Man" sont loin de revêtir la même flamboyance que des morceaux comme "Once", "Even Flow", "Alive", "Animal" ou "Daughter", il serait bien malvenu de les reléguer au second plan tant on y trouve tout ce que le Rock Indépendant des années 90 à de plus sincère et touchant. Ces morceaux effectivement plus épurés et en apparence moins ambitieux n’en sont pas moins particulièrement chargés émotionnellement parlant. On l’a vu, s’il transpire d’Eddie une véritable rage dans sa voix, notamment sur les morceaux au rythme plus enlevé, il n’en reste pas moins que lorsque la tension se fait moins lourde, le bonhomme continue de mettre son âme à nue le temps de ballades poignantes devenues aujourd’hui des hymnes pour n’importe quel fan de Pearl Jam (on pense bien évidemment à "Nothingmen" ou "Better Man" repris à l’unisson en live).
Si le succès sera encore largement au rendez-vous, 1994 restera néanmoins pour Pearl Jam une année particulièrement compliquée. De tous les fronts, le groupe va s’épuiser à la tâche, luttant contre le géant Ticketmaster, cherchant désespérément à briser cette renommée que souhaite entretenir la presse (encore plus avec le décès de Kurt Cobain qui, par la force des choses, va faire de Pearl Jam le porte-étendard de la scène de Seattle) en refusant par exemple de tourner un seul clip pour les quelques singles de l’album ou de donner des interviews, profitant de chaque moment sur la route pour composer et enregistrer alors même qu’il aurait pu faire le choix de poser ses valises... Une situation périlleuse qui naturellement va mettre les membres du groupes à rude épreuve. Pour autant, il en ressort un disque peut-être moins fédérateur (nombreux sont ceux qui effectivement lâcheront le groupe après cet album, moi le premier) mais néanmoins brillant en dépit de certaines maladresses. Car si
Vitalogy n’est peut-être pas l’album de Pearl Jam que l’on retiendra si l’on devait n’en choisir qu’un (bien qu'il se classe dans le haut du panier), il symbolise néanmoins parfaitement cet esprit de liberté qui anime le groupe depuis ses débuts en 1990 (et cela même s’il est paradoxalement le disque le moins collaboratif de la longue carrière des Américains). Toutefois, à la différence de ses deux prédécesseurs, celui-ci exprime une certaine noirceur insufflée très certainement par l'ensemble de ces expériences personnelles et autres décisions évoquées ci-dessus. Bref,
Vitalogy est et restera un album charnière pour Pearl Jam et ses fans mais surtout et avant tout un excellent disque de Rock indépendant, certes moins immédiat et moins facile d’accès mais peut-être plus profond et plus personnel que jamais.
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