Fleurety - Min Tid Skal Komme
Chronique
Fleurety Min Tid Skal Komme
L'être humain est un animal doué de conscience qui se pose continuellement des questions. Des questions sur tout et sur rien, surtout sur rien. Personnellement, je me suis souvent demandée comment aurait évolué le Black Metal sans la scène norvégienne – cette fameuse seconde vague. Cela a mené à un tel foisonnement créatif, a tellement de sonorités mais aussi d'univers différents – et sans pour autant faire référence aux plus « gros noms ». Imaginez qu'à la même période, entre 1990 et 1995, ont débarqué Arcturus, In The Woods..., Ved Buens Ende, Dødheimsgard, Manes ou encore Thorns et Mysticum : la guerre ! Parmi cette pléthore de formations fantastiques se trouve également Fleurety. Et, une question en amenant une autre, comment aurait évolué le Black Metal sans la sortie, en 95, de cet album culte qu'est Min tid skal komme ? Car ce dernier a clairement marqué les esprits par son côté très avant-gardiste et a influencé bon nombre de groupes. Pourtant la paire Alexander Nordgaren et Svein Egil Hatlevik (Varg et Nebiros à leur début) a eu du mal se faire une place et à trouver une audience, notamment dans son pays d'origine. La parution de la demo Black Snow (1993), aux ambiances bien ésotériques, ainsi que de l'EP A Darker Shade of Evil (1994), déjà plus personnel, avec un chant très criard et non conventionnel a en effet davantage suscité une volée de bois vert (y compris d'autres acteurs de la scène) que des acclamations. Heureusement ses sorties ont pu trouvé écho en dehors de ses frontières, un premier long format suivant rapidement dans la foulée via les labels anglais Aesthetic Death et Misanthropy Records. Une œuvre énigmatique – à l'artwork onirique reconnaissable entre mille – qui a ouvert bien grand le champ des possibles et dont la fraîcheur reste intacte encore aujourd'hui.
En effet, s'il est de coutume de prendre Written in Waters de Ved Buens Ende comme exemple de ce que le black metal peut donner quand le froid qu’il souffle atteint son cerveau, Min tid skal komme paraît injustement oublié. On peut remercier Candlelight Records (puis Peaceville Records) d’avoir réédité cet album, permettant d’avoir sous la main cette œuvre restée confidentielle malgré les années. Car si Fleurety ne marque plus aujourd’hui – ses récentes expérimentations étant trop hors-sols et accessoires pour toucher au-delà d’une écoute curieuse –, la marque qu’il a posée sur la scène reste forte. Comment décrire cette musique, variée tout en restant, faute de mieux, attachée au black metal ? S’il est tentant de faire un pont entre ce one-shot et ce que fera plus tard Enslaved, cette réflexion finit rapidement aux oubliettes : usant pareillement d’influences progressives et psychédéliques, le black metal devenant porte vers un ailleurs mental au diagnostic le rendant bon pour l’asile, sa façon d’utiliser ces éléments reste unique en son genre. Dès la basse jazzy, ronde, succédée par un riff mid-tempo inquiétant puis épique, de « Fragmenter av en fortid », on sait que l’on embarque dans un trip particulier. Une excursion qui se fait avec une étonnante fluidité malgré la diversité dont usent les Norvégiens, grâce à une production crue mais dynamique, aux sonorités plus rock qu’abrasive, ainsi qu’une instrumentation qui sait rester simple, brute, contrebalançant avec justesse l’ambiance théâtrale qui parcourt ces quarante-cinq minutes. Un choix judicieux, qui fait passer la pilule de cette musique prisonnière de sa folie et en même temps pleine d’envie d’évasion. Comme un songe malade et forestier vécu aux travers de yeux émus, imaginant une pièce jouée par des acteurs gauches, dans un décor grandeur nature où le ridicule côtoie l’émerveillement, souvent en même temps (les envolées féminines de Marian Aas Hansen ou encore ce clavier désuet)...
Les influences folk, chères à la scène norvégienne (cf. Kveldssanger d'Ulver), plus présentes sur ce long format ne font que renforcer cette impression. Des premières minutes du titre introductif jusqu'au beau « Fragmenter av en fremtid » lui faisant écho, les notes acoustiques et la voix spectrale de Marian vous enveloppent et vous accompagnent dans cette folie douce. Sans surprise, la formation suit la voie tracée par le EP A Darker Shade of Evil, s'affranchissant davantage des codes. Comme ses contemporains suédois de Pan.Thy.Monium, elle insuffle un vent nouveau. Les musiciens ont su développer leur jeu, brassant les styles avec aisance et fluidité, « Englers piler har ingen brodd » étant un magnifique exemple. Fleurety ne se fond pas dans la masse souhaitant frapper toujours plus fort, jouer toujours plus vite ou bien faire dans le « choquant ». Non, ce dernier fait une démonstration mais « autrement », faisant montre d'inventivité. Il construit son propre univers à la fois lumineux et abstrait. Une plongée dans un passé glorieux, à marcher seul/e à travers les ruines d'anciens royaumes oubliés. Alternant entre passages rugueux et d'autres plus groovy (avec ces lignes de basse à tomber, cf. le titre nommé plus haut) ou caressants (comme sur le dernier morceau avec notamment un jeu de batterie jazzy), sa musique vous prend aux tripes. Le choix porté pour le chant black plus conventionnel de Svein Egil Hatlevik, les nombreuses variations (tels les susurrements sur l'énigmatique « Hvilelos? ») ainsi que les vocaux additionnels donnent davantage d'impact aux compositions et aux propos du groupe. Abandonné/e à votre propre sort et errant tel/le un/e damné/e dans des contrées désertées, Min tid skal komme vous laisse néanmoins entrevoir une lueur d'espoir dans ce futur fragmenté. Les émotions affluent tout au long de ces presque 45 minutes et vous frappent de plein fouet.
Des émotions contrastées mais incontestablement uniques. Si, au regard de ses errances, on peut dire ironiquement qu’« il n’y a pas d’autres groupes comme Fleurety », cette phrase appliquée à cet album est nettement plus admirative : clairement daté, frôlant parfois le pire (ouch, ces claviers horrifiques sur « Hvileløs? ») mais touchant surtout le meilleur, Min tid skal komme reste autre, tirant davantage son attrait d’un charme particulier que de la recherche d’une certaine perfection. Raison pour laquelle il reste aujourd’hui aussi injustement oublié, là où d’autres réalisations sont portées aux nues quand il s’agit de se faire passer pour historien amateur ? Aucune idée – et une énigme à ajouter à ce rébus d’influences et d'atmosphères. Toujours est-il que ce disque mérite clairement qu’on s’y arrête, ne serait-ce que pour voir si sa magie opère sur nous. Mieux qu’un simple classique marqué, situé et dépassé. Mieux qu’une référence obligée, codifiée et prête à être archivée. Une simple, extravagante, fière et belle anomalie.
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