Godflesh - Streetcleaner
Chronique
Godflesh Streetcleaner
Il m’a toujours semblé compliqué de parler de Godflesh – et c’est d’autant plus vrai avec Streetcleaner.
Car comment aborder – et non pas décrire par le menu, le disque étant là pour ça – correctement cette œuvre fondatrice à plus d’un titre, alors que l’on n’était qu’à ses premiers babillements à l’époque de sa création ? Sans doute est-ce une question qui se pose à chaque fois que quelqu’un souhaite traiter d'une œuvre culte, cherchant alors à droite à gauche des éléments de contexte dans le but d’expliquer ce qui fait d’elle une pierre angulaire, un canevas sur lequel beaucoup se baseront. Mais dans le cas de Streetcleaner, cela devient encore plus complexe, tant, plus qu’une œuvre qui fera date, il est une œuvre datée, cela sans que ce soit une faiblesse mais bien une caractéristique à prendre en compte.
Oui, il y a dans cette manière de figurer l’abject, dans cette odeur de napalm, dans ces riffs et ces rythmiques cherchant à figurer des murs, quelque chose qui renvoie nécessairement à un imaginaire et une histoire, ceux d’une décennie que je me plais à voir comme un carrefour, des industries au numérique, du prolétariat au salariat, d’un monde bipolaire à un monde globalisé... Mais qui, à l’époque, devait renvoyer à autre chose. Qu’il est tentant d’enfermer Streetcleaner dans ces images qu’il paraît convoquer, d’esthétiser, de prendre au pied de la lettre cette illustration tirée du film Altered States de Ken Russel et faire de cette musique la continuation du body horror de David Cronenberg, du transhumanisme punk de Shinya Tsukamoto, des rêves d’Armageddon tech-noir de James Cameron, bref, de prendre la première œuvre de Godflesh pour un exemple parmi d’autres d’un art du mécanique-organique et de la fiction typiques des années 80, comme une capsule temporelle servant de doudou. Un doudou morbide et puant le cramé.
Il est bien compréhensible de la voir comme cela, en particulier aujourd’hui alors que sa naissance paraît bien loin, qu’elle a l’âge de ceux qui, gavés de pop culture, entretiennent leurs rêves mouillés de fantasmes pulp, trouvent dans des titres comme « Like Rats » ou « Dream Long Dead » des bandes sonores parfaites de ces dystopies technologiques, basse cyborg, dissonances de machines dévouées à broyer, crachats de feux où le regard perce et se calcine comme une humanité qui résiste mais perd du terrain. Sauf que non, Streetcleaner n’est pas ça et – si on m’autorise d’imaginer les intentions de ses auteurs – ne devait certainement pas être créé pour ça. Car Godflesh est un groupe punk, comme Napalm Death avant lui, comme Killing Joke, Big Black et Swans à qui il fait penser, un punk trituré, manipulé, ulcéré et extrême, un punk de son temps en ce qu’il s’amuse à grimer les horreurs infligées par une certaine époque, une certaine politique, une certaine classe sociale. Qu’en cela, il est le résultat d’un cynisme contemporain à sa naissance : cynisme qui se maquille de domination pour mieux montrer la mine affreuse de ceux qui en usent, assujettissant de leurs moyens de production un peuple mécanisé, rendements, quotas, ratios, jambes-soupapes et bras-pistons, la gueule ne devenant qu’un cri proféré sur le son, hébété et vidé, homme devenu monstre d’apathie par le labeur. Difficile de ne pas voir dans les rythmes de « Pulp » ou le doublet « Devastator / Mighty Trust Krusher » une peinture grotesque, moqueuse, d’une annihilation subie de plein fouet par ceux qui la peignent, ultime rire d’un suicidé demandant si l’on connait « la blague qui tue » (« Locust Furnace », où personne ne survit pour entendre la chute).
Sauf que – hé – Godflesh n’est pas non plus cela sur Streetcleaner. Ni révolte urbaine sans issue, ni destruction complète personnifiée. Pas Taxi Driver, en somme. Prenons le risque de blasphémer en appuyant que dans cette réalisation a priori nihiliste, dans ce déluge de violence, dans ce jusqu’au-boutisme où il ne semble rester que le gris des cendres dès son début, il y a quelque chose de vivant, de mystique. Quelque chose qui brûle. J’ai toujours cette sensation étrange quand j’écoute ce disque : celle d’un abattement derrière ce déballage de puissance, de quelque chose d’à la fois incontrôlable et éteint, comme déjà détaché de sa force intrinsèque (particulièrement criant sur « Life is Easy »). D’un appel qui se forme derrière ces muscles épuisants et épuisés, cette gorge qui racle comme pour trouver de nouveaux premiers mots, ces mélodies brouillonnes et embrouillées qui dessinent de nouvelles formes. Comme une déconstruction nécessaire, faite avec violence car il est déjà trop tard, tout en commençant à figurer le moment où il faudra rebâtir.
Il est de coutume de dire que Godflesh, après avoir tout détruit, partira vers d’autres directions le long de sa longue discographie. Que Streetcleaner est son œuvre allant le plus loin dans une forme de dégoût, de haine. Streetcleaner, album de la fin où tout ce qui le suivra ne sera que nuances, compromissions, couleurs n’ayant pas place dans ce noir constant ? Album du début plutôt, celui d’une recherche où chaque réalisation faite en cours de route sera à la fois aboutissement et transition vers un ailleurs. A réécouter comme on fuit, dans l’urgence et en se demandant où aller dans cette nuit de feu. Nous chercherons ensemble, si vous le voulez bien.
| lkea 8 Janvier 2021 - 1941 lectures |
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