Après l'exposition de leur
Fatal Portrait (1986) dans moult galeries pour lui obtenir un beau succès d'estime à la faveur de plusieurs tournées réussies,
King Diamond brûlait d'offrir à ce premier full-length prometteur une suite digne de ce nom. Ce quintet danois est alors composé du guitariste suédois Andy LaRocque, fidèle bras droit du vocaliste King Diamond qui avait auparavant recruté le batteur Mikkey Dee et emmené avec lui deux transfuges de
Mercyful Fate, Michael Denner (guitares) et Timi Hansen (basse) après la séparation du groupe en 1985. De décembre 1986 à février 1987, ils renouvellent leur bail dans la tanière du Sound Track Studio à Copenhague, avec une vilaine idée derrière la tête. Neuf mois plus tard, ils accouchent d'
Abigail, monstrueux poupon doté à son tour d'une parure horrifique tout droit sorti du cerveau ravagé du sieur Petersen, illustre parolier qui marquera depuis lors tous les albums de
King Diamond de ses histoires sinistres. Après celle de la petite Molly, développée sur cinq morceaux de
Fatal Portrait, c'est un enfant mort-né, Abigail, qui hante l'intégralité de cet opus, en faisant un album-concept totalement culte. Le premier d'une longue série.
Cette sordide aventure commence le 7 juillet 1777 lorsque le comte De LaFey, découvrant la liaison adultérine de sa femme et la grossesse qui en a résulté, la pousse dans les escaliers pour lui rompre le cou. Emporté par la rage d'avoir été fait cocu, il l'avorte post-mortem, momifie son corps et place l'embryon arraché de ses intestins dans un cercueil scellé par sept clous plantés par sept cavaliers noirs patibulaires. « Repose dans la honte, Abigail », lui souffle-t-il au moment d'enterrer ce petit être dans la crypte située sous les fondations de sa bâtisse familiale. Mansarde dans laquelle Jonathan LaFey pénètre en 1845, après en avoir hérité de son ancêtre. « Ce doit être là », glisse-t-il, frais comme un gardon du haut de ses 27 ans, à sa jeune femme à peine majeure Miriam Natias après qu'un cochet les y ait conduit dans la froideur de la nuit, rythmé par le morceau « Arrival ». Un premier événement les fait tous deux déchanter, lorsqu'un sombre cavalier nommé O'Brian sort de la pénombre et brise le calme apparent de la situation pour les sommer de quitter prestement les lieux en déclamant la prophétie suivante :
« We know you've come to inherit what's yours... The Mansion
Take our advice and go back on this night
If you refuse, 18 will become 9... Oh No »
C'est au rythme d'un heavy metal d'excellente facture, composé tour à tour par King Diamond, Michael Denner et Andy LaRocque qu'elle se réalise, tenant toutes ses promesses au grès d'une gradation d'événements dramatiques que transcendent neuf morceaux anthologiques. En effet,
Abigail est une véritable montée en puissance dans l'horreur épique. Alors que le couple fait son nid dans une demeure poussiéreuse et mal éclairée, les riffs efficaces de
King Diamond résonnent à travers ses murs ; ils les font même trembler par des soli démentiels. Celui de « A Mansion In Darkness », divinement réalisé par un Andy LaRocque en grande forme, met déjà les choses au clair. Le groupe renforce son style, alternant les envolées lyriques que Mikkey Dee soutient par la double pédale ou le traditionnel « d-beat » et passages en mid-tempo emblématiques qui laissent exploser l'organe improbable de King Diamond. Le génie du groupe est aussi à chercher dans ces breaks conquérants qui retiennent les cavalcades pour mieux les lâcher à pleine bourre sur les auditeurs avides de leurs pulsations occultes. Plusieurs accords dynamiques fulgurants me dressent systématiquement les poils, comme dans « The 7th Day of July 1777 », « Black Horsemen » ou encore dans le refrain du morceau-titre qui dévoile le méfait d'Abigail :
« Abigail, don't you think I know what you've done ?
Abigail, I'll get a priest, he will know
How to get her soul back »
En effet, ce deuxième opus brille autant par ses riffs cultes jusqu'au bout des ongles que par la densité de son concept. Ses lignes de basses dantesques portées par un Timi Hansen aérien, les soli ravageurs et les chevauchées fantastiques qu'envoient tour à tour Andy LaRocque et Michael Denner scellent le destin de ce pauvre Jonathan LaFey. Réveillé la nuit par le fantôme de son ancêtre dans « The Family Ghost », il apprend l'histoire tragique qui s'est déroulée sur les escaliers de son manoir. Le comte lui dévoile aussi que Miriam est à présent possédée par l'esprit d'Abigail et lui suggère de mettre fin à ses jours pour arrêter ce maléfice infernal. Cette vérité révélée, la poussiéreuse mansarde se voit souillée par l'odeur cadavérique qu'Abigail répand, en dévorant Miriam de l'intérieur et en crachant ses litanies du tréfonds de sa gorge.
En écho à cette vicieuse possession, il y a évidemment la performance vocale de King Diamond. C'est bien lui qui fait toute la différence! Que ce soit par ses cris de corbeaux, ses fulgurances suraiguës, ses rires et ses pleurs effrayants, le frontman campe sa galerie de personnages avec une profondeur infinie. Il est capable d'adopter au sein d'un même morceau, voire même d'une même phrase, de nombreuses tessitures toutes aussi marquantes les unes que les autres. En tout cas, ses intonations sont toutes suffisamment atypiques pour qu'il soit rigoureusement impossible de rester de marbre. Sa voix est tellement jusqu'au-boutiste qu'elle est à double tranchant : elle fait soit totalement adhérer au projet (c'est mon cas), soit le rejeter totalement. En tout cas, il occupe la plus grosse place dans le mix, que ce soient par le biais des cris d'orfraie qui hululent les « Dreaming... » sur « A Mansion In Darkness » ou encore le « You must take her life now » dans « The Family Ghost ». Les chuchotements tamisés dont il parsème l'album, notamment le début de « Black Horsemen » ou encore le « I am burning for you » sur le morceau bonus « Shrine » ajoutent encore plus de noirceur à cette atmosphère totalement horrifique. Lorsqu'il prend un ton d'outre-tombe pour évoquer la possession par un esprit, il y a de quoi frissonner.
Au comble de l'horreur, justement, le protagoniste comprend que Miriam, âgée de 18 ans, est enceinte de lui lorsque la mystique phrase d'O'Brian, « 18 will become 9 » lui revient en mémoire. C'est à ce moment-là que le disque fait son entrée dans le panthéon du heavy metal : ses deux derniers titres, « Abigail » et « Black Horsemen », lui offre une magie occulte terrifiante. Le premier par son « main riff » mortel qui vient s'échouer sur de redoutables claviers dissonants. Le second par son atmosphère funèbre qui tisse un grand final terriblement épique, avec sa montée aérienne incroyable qui explose lors d'une apothéose anthologique, achevant cet album-concept avec une classe vertigineuse. Les sept cavaliers noirs qui avaient condamnés le cercueil de Bébé Abigail reviennent s'acquitter d'une ultime tâche : purifier l'âme de Miriam Natias à partir de son cadavre pour se débarrasser définitivement du démon qui l'habitait. Sont-ce là des actes définitifs ? La suite de 2002,
Abigail II - The Revenge nous le révèlera lorsque son heure viendra.
Pour l'heure,
King Diamond signait en 1987 son premier chef-d'oeuvre, suffisamment bien perçu à l'époque pour entrer dans plusieurs charts (aux Pays-Bas, en Suède et aux États-Unis notamment). Bien qu'ayant pris un petit coup de vieux,
Abigail trouve aussi son charme dans sa production et ses vocalises emphatiques, fermement ancrées dans les années 1980. Cet opus « sophomore » et sa déferlante de classiques le consacrent non seulement comme un pilier du heavy metal mais aussi un ouvrage pionnier, entrouvrant la porte aux genres plus extrêmes chroniqués sur votre webzine préféré. Les Danois frappaient déjà très fort et n'allaient pas s'arrêter en si bon chemin : quelques semaines plus tard, ils se rendaient à l'asile pour visiter une affreuse grand-mère, aussi inquiétante que tyrannique...
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