Des paysages, des sensations, des émotions, c'est ce qu'un bon album se devrait de faire germer en chaque auditeur. Malheureusement, rares sont ceux qui parviennent à ce but. Je ne vous ferai pas l'affront de présenter une énième fois Leviathan, pilier du Black Metal ricain, ni sa tête pensante Wrest, muti-instrumentiste qui frise le génie, ayant marqué de sa patte bon nombre d'amateurs de musique extrême. Je ne vais pas non plus m'appesantir sur la vie privée de Jef Whitehead, épisodes sulfureux dont les bas-fonds d'internet et la fange métalloïde se sont fait les relais. D'une part, parce que je l'ai déjà fait (nécessaire, à mon sens, pour comprendre
"True Traitor, true Whore"), et d'une autre, parce que "Scar Sighted" frise à ce point la perfection qu'on peut aisément passer outre les frasques du bonhomme. Quatre ans d'attente, pendant lesquels on imaginait le projet mort et enterré. Quatre ans pour reprendre sa vie et son projet en main, pour donner aux fans un disque à la hauteur de leurs attentes. Le grand méchant loup revient, non pas dans son rôle de croquemitaine, mais dans celui de brillant chef d'orchestre. "Scar Sighted", témoin d'une renaissance ? Pas loin, cher lecteur, pas loin.
Parfois pesante, souvent violente, malsaine en permanence, la bête qu'est "Scar Sighted" est une entité polymorphe dont il est difficile de capturer l'essence au travers d'un seul extrait. "All Tongues Toward", premier aperçu de l'oeuvre de Wrest diffusé par Profound Lore, laissait entrevoir un retour à un Black Metal rampant et vicieux, marqué par les chefs-d'oeuvre que sont "Tentacles of Whorror" et "The Tenth Sub Level of Suicide". Rythmique saccadée, arpèges cristallins qui venaient percer les miasmes des guitares, le titre présageait un certain retour aux sources, une volonté de prendre ses distances avec
"True Traitor, True Whore", disque plus impulsif, moins maîtrisé, qui aura divisé les fans de Leviathan - et, qu'à titre personnel, je continue de trouver excellent. Mais ce n'était qu'un leurre, pour mieux attirer les fans dans la gueule du monstre. Car "Scar Sighted" ne ressemble à aucun autre disque de Jef Whitehead. Il incarne la parfaite synthèse de sa conséquente discographie, juste balance entre la folie pure de
"True Traitor, True Whore" et l'insondable noirceur de
"Massive Conspiracy Against All Life".
L'album oscille constamment entre une réappropriation des codes du Black Metal et l'envie pure et simple d'envoyer chier les puristes, ceux-là même qui se sont offusqués du manque de
street cred de Wrest, posant avec sa fille (l'album lui est d'ailleurs dédié) dans les bras sur la couverture du magazine Decibel. Quoiqu'il en soit, "Scar Sighted" est un disque abouti, fruit d'un long travail, aussi bien sur le fond que sur la forme. Chaque composition a été illustrée par Wrest, dont les talents graphiques ne sont plus à prouver. Sensible au travail artistique effectué autour d'un disque, celui-ci me comble sur tous les points : l'achat de la boxset proposée par le label est indispensable pour l'auditeur qui désire réellement s'imprégner de l'opus. Là ou un disque
lambda ne se sert de l'artwork que comme un support ou une accroche, "Scar Sighted" ne saurait être apprécié à sa juste valeur sans ces chimères grotesques, car l'expérience est aussi bien visuelle que sonore. Elles se font le reflet parfait de ce qu'est "Scar Sighted", à savoir un disque aux influences multiples. A des racines purement Black Metal viennent s'accoupler des tournures tantôt Death Metal, tantôt plus atmosphériques (rappellant le grand Lurker of Chalice), des ralentissements de rythme à en faire pâlir les piliers du Funeral Doom et des pans entiers dédiés à l'expérimentation pure et simple.
La folie improvisée de
"True Traitor, True Whore", qui se retrouvait au détour de chaque rythmique décousue, chaque riff bancal, se retrouve ici maîtrisée et utilisée au service de quelque chose de plus puissant encore. La haine gratuite, la violence des textes est transformée en profondeur, en richesse, en complexité. Jef Whitehead ne se laisse plus contrôler par ses émotions. Il les dompte, les façonne, les transforme. Enregistré au Type Foundry Studio, plutôt habitué à travailler avec des artistes plus conventionnels, et mixé par le grand Billy Anderson (Agalloch, Ash Pool, Dragged Into Sunlight), "Scar Sighted" jouit d'un son exemplaire, dense, propre et organique, mettant en valeur le talent musical de Wrest, aussi bien en tant que batteur qu'en tant que pourvoyeur d'arrangements et de riffs grotesques. La brute hagarde se fait plus sournoise, malmenant l'auditeur en changeant constamment ses tournures rythmiques et ses parties mélodiques. Si l'on retrouve des titres extrêmement directs, comme l'ouverture blastée de "The Smoke of Their Torment" ou le groove de l'ouverture de "Within Thrall" (et ce même si le riffing rappelle celui de Krieg), Leviathan renoue avec un goût certain pour les constructions torturées, en témoigne la ride folle de "Gardens of Coprolite" et le monolithe de dix minutes "Scar Sighted", d'une lourdeur pachydermique, cadencée par des hurlements perdus dans le lointain que l'on croirait empruntés au plus belles heures d'Abruptum. L'ancien et le nouveau Leviathan se rencontrent, dialoguent, le ton monte au fur et à mesure des titres, ils se battent, leurs corps s'entre-déchirent dans une lutte à mort, dont "All Tongues Toward" se fait l'écho, entre grognements sourds et chant bien plus typé Black Metal. L'on attrape les cris d'agonie de l'un, comme de l'autre, au détour de la démence des voix d'un "Dawn Vibration". Le sang versé dans cette lutte, d'un bleu délavé, est la substance même qui s'échappe de vos enceintes, l'encre même avec laquelle Wrest a calligraphié les paroles de ses compositions et couché leurs ambiances respectives sur son papier à dessin. Leur fureur et leur désespoir se ressentent et s'entrechoquent tout au long de l'heure que dure "Scar Sighted", que nous ne voyons d'ailleurs jamais passer.
Ne souffrant d'aucune longueur ni d'aucun artifice superflu, "Scar Sighted" est l'aboutissement d'une discographie. Si les plus anciens fans de Leviathan pourront regretter la mise en sourdine du désespoir présent sur "The Tenth Sub Level Of Suicide" ou les parties "clichés" mais sur-efficaces d'un "Tentacles of Whorror", ils ne pourront cependant que s'incliner devant la dernière oeuvre de Jef Whitehead, face à tant de travail fourni, tant d'efforts mis dans l'élaboration de la bête et dans la création d'un nouvel univers. Ne cédant jamais à la facilité en bourrant ses compositions de plans téléphonés ou de patchworks expérimentaux sans fondement (les samples utilisés restent d'ailleurs relativement discrets), Wrest accouche d'une oeuvre exigeante qui, même si elle peut paraître rebutante au premier abord, inocule son venin dès la première écoute, poison qui agit progressivement, et vous pousse à y retourner. Même si l'écoute est éprouvante, même si l'expérience vous donne le tournis, même si vous regrettez l'absence de ce qui faisait le Leviathan d'antan, vous ne pourrez plus vous empêcher de sauter à pied joint dans la tourbe, encore et encore. "Scar Sighted", hypnotique, inexplicable, vous happe pour ne plus vous relâcher.
Comme
"Massive Conspiracy Against All Life" a été l'une des grandes sorties de l'année 2008, comme
"True Traitor, True Whore" aura divisé et déchaînée les passions en 2011, "Scar Sighted", à peine sorti et révélant toujours plus au fil des écoutes, marquera sans aucun doute l'année 2015 de son sceau. Un grand disque, pour un grand groupe. Jusqu'ici, rien ne me choque.
Nota : J'ai ajouté des photographies des éléments graphiques de l'album à cette chronique. Il vous suffit de cliquer sur la jaquette et de les faire défiler pour avoir un avant-goût de ce qui se dessine au travers de l'album.
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