Bloodlet - Entheogen
Chronique
Bloodlet Entheogen
Peu importe le genre de musique auquel vous vous intéressé, il y aura toujours deux catégories de groupes. D’un côté les bons petits soldats qui avec plus ou moins de talent appliquent à la lettre une formule ayant depuis longtemps fait ses preuves. De l’autre les groupes qui à l’inverse vont contribuer à leur manière à poser certains de ces jalons qui serviront alors de référence. Ces derniers, par nature, se distinguent généralement par leur aptitude à sortir des sentiers battus, à tirer partie de leur existence pour ne pas marcher (en tout cas pas directement) dans les pas d’autres formations et bien évidemment à se démarquer de tous ces suiveurs afin de cultiver une identité propre.
Dans le Hardcore comme partout ailleurs, nombreux sont ces groupes qui ont permis de faire voler en éclats certaines barrières et ainsi aider au renouveau et donc à la pérennité du genre. Et si paradoxalement ils ne sont pas toujours parmi les plus populaires, on peut difficilement occulter le rôle majeur qu’ont pu avoir certains de leurs albums. Parmi ces groupes au succès d’estime dont la notoriété au sein même de la scène Hardcore n’est pas aussi évidente que l’on pourrait le supposer on trouve un certain Bloodlet.
C’est en 1992 à Orlando, Floride, que le groupe voit le jour sous l’impulsion de Scott Angelacos, Matt Easley et Keith Dalrymple. Après avoir trouvé un batteur en la personne de Charles King, le groupe s’attelle à la composition de son premier EP. C’est ainsi en 1993 sur Smorgasbord Records (label de Chris Daily de Side By Side et Up Front) que sort le premier EP éponyme de la formation. Celui-ci sera suivi la même année par la sortie de Husk sur le label canadien Structure Records (entité fondée par Chris Logan et Jeff Beckman des excellents Chokehold) puis par la parution en 1994 d’un troisième EP intitulé Shell cette fois-ci sur Stability Records. Après quelques légers remaniements de line-up (exit Keith Dalrymple, bienvenue Art Legere et Jeremy Illges), une signature sur l’un des labels Hardcore les plus emblématiques de l’époque (Victory Records) et la sortie dans la foulé d’une compilation réunissant l’intégralité de ces dits EPs, Bloodlet enchaîne sans attendre avec la parution en mars 1996 de son premier essai longue durée.
Intitulé Entheogen, ce premier album illustré par Aaron Turner (Hydra Head Records, Isis, Old Man Gloom, Sumac...) va reprendre quelques-uns des titres déjà proposés précédemment par Bloodlet ("Shell") sous une dénomination parfois revue et corrigée ("One And One" et "Ucharist" devenant en effet "One And Only" et "Eucharist"). On le verra également lorsque j’aborderai ici le cas de cette compilation intitulée à juste titre Eclectic mais Entheogen marque effectivement une avancée significative dans la construction de Bloodlet et de son identité. Située à la croisée des chemins, quelque part entre Hardcore, Metal et Sludge, la musique des Floridiens a longtemps été qualifiée de "Evilcore" par tout un tas de promoteurs, rédacteurs de fanzines et autres animateurs de radios. Un terme qui forcément prête à sourire aujourd’hui mais qui à l’époque suggérait une approche profondément malsaine et anti-religieuse et très éloignée de ces thématiques de la rue souvent plus terre à terre et partie intégrante des sujets encore abordés aujourd’hui dans le milieu.
Si les débuts de Bloodlet se sont donc fait au son d’un Metal/Hardcore relativement classique, le groupe a su rapidement y apporter une touche beaucoup plus personnelle. Ce que l’on note ainsi à la découverte d’Entheogen, que l’on ait déjà écouté Bloodlet ou non, ce sont ces compositions sinueuses et sournoises ainsi qu’une lourdeur suffocante et poisseuse qui tout de suite vient nous peser sur les épaules. Oubliez ainsi ce riffing Thrash à la Slayer qui a influencé une grande majorité des sorties estampillées Metal/Hardcore, ces accélérations Punk haletantes et effrénées, ces mosh part de déglingués taillées pour retourner les meubles du salon, ces refrains hyper fédérateurs scandés avec énergie et conviction et ces choeurs bien viriles car nous sommes ici bien loin des stéréotypes Hardcore de l’époque.
Pour commencer, le rythme tout au long de ces quarante-huit minutes s’avère davantage porté sur le mid-tempo. On trouve bien quelques séquences (deux ou trois, pas beaucoup plus) un poil plus rythmées et dynamiques ("The Triumph" à 1:14, "95" à 1:29) mais la vérité c’est qu’Entheogen est un album porté pour l’essentiel sur les atmosphères plutôt que sur les démonstrations de forces et autres explosions vindicatives. On remarque ainsi que certains titres comme "The Triumph" ou "95" n’hésitent pas à s’étirer sur plusieurs longues minutes (pas loin de dix minutes pour ces deux morceaux). Un format allongé propice à l’instauration d’une variété de climats ainsi qu’à une mise en tension un petit peu plus élevée même si cela n’empêche pas Bloodlet d’être tout aussi suffocant sur des titres à la durée plus raisonnable.
Car le caractère tendu et nonchalant d’Entheogen ne fait pas tout. On note en effet en parallèle un goût particulièrement prononcé pour ces constructions aux signatures rythmiques atypiques ainsi que pour tous ces riffs torturés et insidieux sur lesquels reposent finalement chacune de ces neuf compositions. Il en découle ainsi un groove vicieux et sournois qui ne vous lâche pas et cherche par tous les moyens à vous attirer dans l’ombre pour mieux vous briser en deux (cette entrée en matière sur "Brainchild" et "Something Wicked" devrait suffire à vous convaincre des aptitudes de Bloodlet à faire chalouper n’importe quel quidam). Un sens du rythme hérité probablement du Jazz (flagrant dans ce jeu de batterie tout en finesse et en subtilités et dans ces lignes de basses discrètes mais pleines de rondeurs) qui place régulièrement l’auditeur sur le fil sans que celui-ci ne sache à quoi s’attendre.
Enfin, autre spécificité faisant de Bloodlet un groupe assurément à part et d’Entheogen un album définitivement remarquable dans son genre, le chant rugueux et fatigué de Scott Angelacos qui dès la sortie de ce premier album va devenir l’une des marques de fabrique du groupe d’Orlando. Si elle ne plaira probablement pas à toutes les oreilles, sa voix dégage quelque chose d’extrêmement abrasif qui ne peut laisser indifférent. Un chant âpre et arraché qui va cracher ses évocations religieuses sombres et malsaines, ses visions torturées et maladives et ses introspections sur fond de dépressions avec la même nonchalance évoquée un peu plus haut. Bref, une voix à part qu’on ne peut que remarquer et qui à sa manière va elle aussi entretenir cette différence.
Premier album et véritable coup de maitre pour Bloodlet qui d’une certaine manière, la sienne, va marquer la scène Hardcore grâce à une musique complexe, difficile d’accès et bien loin des thématiques alors en vigueur chez la plupart des groupes étiquetés de la sorte. Avec Entheogen le groupe d’Orlando rejoint ainsi les Rorschach, Deadguy, Converge, Today Is The Day, Botch, Starkweather, Born Against et autres précurseurs d’un Hardcore plus chaotique et plus sombre mais également beaucoup plus torturé et introspectif. Alors effectivement, ce mélange des genres avec ici de grosses influences Sludge et Metal ainsi qu’une prédisposition évidente pour des cadences modérées aux développement tarabiscotés ne peuvent naturellement pas séduire le plus grand nombre. Cela n’empêche pas Entheogen d’être un disque fondamental et encore aujourd’hui particulièrement remarquable. Une oeuvre ambivalente qui vous attrape sans mal grâce à ce groove pour le moins irrésistible mais vous fait vivre l’enfer par ses ambiances poisseuses et maladives qui en marquent chaque seconde. Oui, ce disque est un classique.
| AxGxB 29 Septembre 2021 - 1279 lectures |
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