Thou / Emma Ruth Rundle - May Our Chambers Be Full
Chronique
Thou / Emma Ruth Rundle May Our Chambers Be Full (Coll.)
Une collaboration entre des artistes ou des groupes a ceci de particulier que ce peut être souvent la rencontre de deux mondes assez différents, voire parfois opposés. Cela peut être un défi artistique de part et d’autre des musiciens impliqués dans ce projet et peut tout autant donner satisfaction que des déconvenues, voire même des déceptions et des frustrations pour les intéressés eux-mêmes, - et à titre personnel je puis en témoigner. C’est parfois une façon de se remettre en question, d’aborder des terrains inconnus et de créer une nouvelle entité de cette rencontre. C’est d’ailleurs assez intéressant de se rendre compte que c’est souvent dans les musiques lourdes et dans les territoires du doom metal que l’on a les meilleurs exemples pour ce qui est des réussites, comme la collaboration entre Oranssi Pazuzu et Dark Budha Rising qui a donné naissance à Atomikylä et Waste of Space Orchestra, ou bien encore la rencontre entre Bell Witch et Aerial Ruin. Et l’on doit ajouter à cette liste la collaboration entre Thou et The Body, ces derniers étant coutumiers du fait. C’est bien de Thou dont il est de nouveau question ici avec cette collaboration tant attendue avec Emma Ruth Rundle. Ce qui devait n’être qu’au départ qu’une commande de la part du Roadburn dans le cadre de leur édition de deux mille dix neuf, édition durant laquelle les Louisianais étaient artistes en résidence, n’aura pas été qu’un feu de paille et aura abouti à l’enregistrement de cet album, May Our Chambers Be Full, durant l’été de cette même année.
Le piège béant qui pouvait se poser face au sextet et à la talentueuse musicienne s’était que l’une des entités vampirise l’autre et qu’elle prenne le dessus ou que l’on ait un amalgame entre d’un côté le sludge atmosphérique et particulier de Thou et ce folk rock teintée de post-rock d’Emma Ruth Rundle de l’autre côté, sans toutefois retrouver le côté shoegaze qu’elle développe avec son autre projet Marriages. L’on rencontre toutefois toutes les particularités des deux entités sur ces sept titres entre ces éléments hérités du post rock comme sur l’introduction de Killing Floor et le développement de The Valley, mais même si pour le second cas l’on serait plus tenté d’y retrouver ce que l’Américaine a fait sur Marked For Death et On Dark Horses, ses deux dernières réalisations en solo, c’est tout autant cette patte plus aérée de Thou que l’on distinguait sur Heathen. Il y a évidemment ces emprunts au folk rock électrisé aussi bien sur les titres suscités que sur Into Being, mais à chaque fois c’est en partie. Car, ce que l’on va reconnaître, évidemment, c’est ce mur de guitares et cette lourdeur inhérente à Thou. Mais ici, l’on va plutôt identifier les accents grunge du sludge du sextet, ou ses accents sludge de son grunge, ceux qui avaient fait tout le charme de leur EP Rhea Sylvia, mais également de Blessing of the Highest Order et des reprises d’autres standards du grunge sur A Primer of Holy Words. Mais ce serait simple si les sept musiciennes et musiciens ne brouillaient pas parfois les pistes et laissaient de temps à autres un aspect prendre les devants par rapport aux autres.
Pour le coup, l’on pourrait penser que cette collaboration ne serait que la juxtaposition des deux traits de caractères d’Emma Ruth Rundle et de Thou. En soit ce n’est pas faux, et la concision des titres en dehors de Killing Floor et The Valley, vont dans ce sens où c’est un côté plus accessible et un peu moins tortueux qui nous est présenté ici. Pour autant, l’on a très souvent ce mur de guitares qui vient nous rappeler de quel bois l’on chauffe. N’allez pas chercher la violence de la collaboration avec The Body, car Thou s’est un peu réinventé et adapté à l’univers d’Emma Ruth Rundle. Mais l’on a toutefois un mur de guitares face à nous, entre les trois de Thou, puisque depuis Magus, Thou a intégré KC Stafford, et celle d’Emma Ruth Rundle. L’on joue évidemment sur la bivalence entre couplets allégés et refrains appuyés, recette certes éculée, mais directement héritée du grunge et d’une bonne partie de la scène rock alternative des années quatre vingt dix. Sauf qu’ici, les guitares sont accordées en la, et non en ré, soit bien en dessous de la norme, et que l’on reconnait évidemment ces riffs typiques des Louisianais. Les titres sont, pour la plupart, basés sur la trame de l’alternance entre couplets et refrains, une manière d’écrire que l’on rencontre bien plus du côté de la chanteuse guitariste que chez nos activistes de Baton Rouge. Et c’est surtout en cela que l’on retrouve bien cette coloration nettement plus grunge de l’ensemble, mais de ce grunge maladif et bourbeux, pesant et un peu désespéré.
Il va sans dire que l’une des clefs de réussite de cet album, c’est que ces sept titres sont définitivement très bien écrits et assez diversifiés. Cela reste bien évidemment une usine à tubes, de ces compositions qui s’impriment dans votre mémoire, avec en même temps ce côté intemporel, car si tout ceci a été enregistré il y un an et demi, cela sonne bien comme si cela pouvait provenir des ces années quatre vingt dix tant bénies. Il y a de la variété et ce n’est pas juste de l’alternance entre des couplets soft et des refrains chargés et en même temps fédérateurs. L’on distingue évidemment cette science du riff qui lamine tout fondement, mais également ces moments plus aériens aux détours d’accords que ce soient en son clair ou avec un peu de crunch, de leads, et de mélodies, avec toujours ces aspérités tristes et désenchantées. Oui, je parle bien de mélodies dans la musique jouées par les musiciens de la Louisiane, non pas que cela puisse être antinomique avec leur musique et les moments de leur passé plus ou moins récents sont là pour nous démontrer qu’ils en sont capables. Tout comme ils savent bien entendu déverser des moments de fureur avec quelques blasts comme sur la partie centrale de Magickal Cost. Il y a de tout ceci, et cela explose souvent comme peut tout aussi rapidement retomber la tension. Et l’on navigue souvent sur des flots tantôt apaisés et tantôt tumultueux, ce que va bien mettre en exergue la dualité entre le chant d’Emma Ruth Rundle et le chant criard et extrême de Bryan Funck, toujours aussi prompt à expurger ses glaires. KC Stafford vient aussi les accompagner de temps à autres, quand ce n’est pas elle qui prend les devants comme c’est notamment le cas sur Monolith, et vient nous rappeler que cette collaboration ce n’est pas seulement une histoire de s’afficher les uns avec les autres, mais aussi de savoir se mettre en retrait aussi bien du côté d’Emma Ruth Rundle que de Bryan Funck.
Mais il y a surtout quelque chose qui rend cette collaboration tellement prenante et même addictive: c’est ce côté si viscéral. Cette ambiance qui te prend aux tripes dès les premiers accords de Killing Floor et qui ne relâche pas vraiment la tension tout le long de ces quelques trente six minutes. Oui, ça fait vraiment mal d’écouter cette musique, mais il y a derrière tout cela quelque chose de très cathartique. Oui, l’on sort un peu les clichés que l’on peu accoler à la musique prodiguée aux protagonistes derrière cet album. Il y a déjà cette fragilité, ce côté très à fleur de peau que dégage la voix d’Emma Ruth Rundle. Cette manière de prononcer les mots, d’insister sur certaines syllabes qui n’appartient qu’à elle mais qui résonnent avec tellement de justesse. Il y a par moment un côté un peu plus angélique dans son chant et il en décline une certaine beauté. Mais surtout, je trouve qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’expression d’une certaine angoisse sur l’entièreté de cet album. Cette angoisse qui glace le sang, qui te fait perdre tout moyen, qui te fait mal au ventre et qui te cloue au sol. Et c’est sans doute ce sentiment qui est le plus en avant sur cet album. Ça ne veut pas dire que cela reste en l’état et, souvent, cette angoisse se transforme en colère ou en rage. Comme si d’une certaine frustration accumulée, l’on arrivait par moment à pouvoir déverser ce que l’on ressent vraiment, de passer outre les non dits. Tous ces petits moments de nervosité, ou, tout du moins, ces passages à vide où l’on expurge tout cela pour retomber dans un état d’abattement, comme défoulé mais pas pour autant apaisé.
C’est tout cela que je retrouve sur cet album et dans ces alternances entre les différents types de chants et entre les différents passages de cet album. Il y a comme une forme de colère et une forme d’exaspération qu’expriment ces sept titres. Quelque chose de bien plus profond que seulement l’alignement de quelques compositions sur des sillons. En cela, l’enchaînement entre les titres est bien pensé, et ça ne perd aucunement en qualité durant la durée de cet album. Il y a évidemment des moments plus intenses que d’autres, comme Killing Floor et Out of Existence. Et il y a sans doute la meilleure démonstration de tout ceci avec ce magnifique final qu’est The Valley. La composition la plus longue où l’on retrouve à la fois ce côté folklorique tellement nostalgique sur cette première partie, avec en prime les sonorités douces amères d’un violon, avant que tout ceci ne monte en puissance et explose sur un final intense où une certaine fureur vient se déclencher avant que tout ne redescende, comme si de rien n’était. C’est presque ce titre qui pourrait résument l’excellence de cet album et qui vous donnera un des meilleurs aperçus sur la teneur de cette réalisation.
Dire que cette collaboration est une réussite, c’est juste enfoncer des portes ouvertes. Elle l’est, bien évidemment, et il m’a été très difficile de ne pas écouter autre chose depuis sa sortie à la fin du mois d’octobre et de ne pas faire autrement que de plonger très fréquemment dans cette maussaderie et dans cette amertume, sans être capable de mettre des mots derrière tout ceci, car cela faisait ressurgir trop de choses que l’on pensait avoir refoulé. J’y ai un peu retrouver ce qui m’avait fait accrocher à certaines formations de la vague dite grunge, dans ce côté viscéral et rageur, capable d’exprimer ce que je ressentais alors que j’étais adolescent. Mais il n’y a rien de puéril ici, mais bien quelque chose d’adulte, de ce que l’on peut ressentir au mitan de sa vie, nourri de son expérience et de ses échecs, et c’est cela qu’ont réussi Emma Ruth Rundle et Thou ici: mettre des notes de musique et des maux sur quelque chose que chacune et chacun ont pu éprouver un jour ou l’autre. Cette impression de désenchantement, de renoncement, d’aigreur et d’âpreté, de toucher à la fois les cieux et les bas fonds. C’est tout cela qu’il y a sur ce May Our Chambers Be Full qui est une réussite et sans aucun doute l’une des meilleures réalisations de l’année passée, pourtant peu avare en très bonne sorties. Réussite, car malgré les attentes, malgré la hype qui poursuit autant Emma Ruth Rundle que Thou, il y a cette rencontre entre sept individualités qui sont parvenues à sortir un album tout aussi marquant dans son côté attachant et direct que touchant par sa sincérité et cette manière de passer d’un côté fleur de peau à d’autres instants plus ombrageux pour nos présenter un tableau vraiment honnête de ce qu’est être humain et vivant.
DONNEZ VOTRE AVIS
Vous devez être enregistré(e) et connecté(e) pour participer.
AJOUTER UN COMMENTAIRE
Par gulo gulo
Par AxGxB
Par Jean-Clint
Par Raziel
Par Sosthène
Par Keyser
Par Keyser
Par Lestat
Par Lestat
Par Sosthène
Par Sosthène
Par MoM
Par Jean-Clint
Par Sosthène
Par AxGxB
Par Deathrash
Par Sikoo