Presque un quart de siècle que
Dream Theater, ex-
Majesty, avait vu le jour, en 2009. Cette petite bande de jeunes nerds passée par l'école de jazz de Boston, la Berklee School of Music, sillonnait donc les routes et les studios depuis un bon moment, déjà, lorsque paraissait ce
Black Clouds & Silver Linings, à la pochette aussi mystérieuse que magnifique. Que peuvent-ils encore avoir à dire, après ce parcours du combattant déjà accompli ? Les membres de ce groupe, Mike Portnoy (batterie), John Myung (basse), John Petrucci (guitare), Jordan Rudess (claviers) et James LaBrie (voix) devaient eux aussi se poser la question, au gré de réunions animées de brainstormings complexes et de cartes mentales structurées. Ils sont devenus, rompus au rythme sacerdotal d'un album/une tournée/un album live sur des périodes de deux ans, de respectables pères de famille et s'imposent depuis des lustres comme des références absolues de leurs instruments respectifs. Mais aujourd'hui, ils doivent puiser dans leurs réserves, aller chercher ce petit supplément d'âme qui manquait à leurs réalisations précédentes. En effet, ça fait déjà quelques disques qu'ils proposent, après l'irrésistible mandale épique assénée par
Train of Thought (2003), un contenu devenu inégal (
Octavarium, en 2005), voire carrément générique (
Systematic Chaos, en 2007). Bref, les New-Yorkais donnent depuis quelques années l'impression de tourner en rond, de chercher leur inspiration au grès des albums qu'ils écoutent, parfois même jusqu'à en copier – involontairement ou non, l'histoire ne nous le dira pas – certains riffs. Certains fans peu fidèles sont allés voir ailleurs depuis un moment. Bref, la maison
Dream Theater tanguait, en cette fin de décennie.
Certes, cette demeure ouvragée plie, mais ne rompt pas. Mieux même, ses chambrelans se sont retroussés les manches, ont craché dans leurs mains, sorti leurs pioches et cassé avec vigueur des cailloux pour en ressortir ces riffs racés qui habitent un disque hargneux, qui sent bon la vengeance. C'est effectivement le poing rageur que les New-Yorkais reprennent sur « A Nightmare to Remember », roc implacable, leur incursion dans le metal extrême. À mes brutasses préférées de Thrashocore : Mike Portnoy claque un magnifique blast beat en fin de morceau! Moi qui avait déjà mis les deux pieds dans le black metal à l'époque, ce pattern furtif m'avait esquissé sur le visage un sourire narquois et méprisant de jeune misanthrope à chaussettes. Aujourd'hui, je me contenterai modestement de rendre à ce maître absolue de la batterie tout ce que je lui dois. Alors oui, les growls que lui et son camarade Petrucci s'amusent à poser ne fonctionnent pas vraiment ici, contrairement à ceux qu'ils déversent lors de l'anaphore en « I » de « The Count of Tuscany », avec une profondeur qui apporte énormément à ce refrain accrocheur :
« I want to stay alive, everything about this place just doesn't feel right.
I don't want to die, suddenly I'm frightened for my life.
I want to say goodbye, this could be the last time you see me alive!
I may not survive, knew it from the moment we arrived. »
Bon, on a toujours cette impression amusante que ces gentils progueux animés de bonnes intentions veulent jouer aux méchants l'espace de quelques notes. Impossible de leur en vouloir. Mais alors que cela fonctionnait partiellement sur « The Dark Eternal Night » dans l'album précédent, ici, il y a un supplément d'âme qui fait de « A Nightmare to Remember » un morceau terriblement épique, ravageur, totalement réussi. Il n'y avait pas meilleure façon de lancer ce nouvel album. Si son introduction très théâtrale pourra à son tour évoquer un vilain un peu cliché sorti tout droit d'un épisode de Scooby-Doo, son démarrage sur les chapeaux de roue annonce pourtant un album percutant. En effet, cette ouverture un peu dépassée ne doit pas cacher le morceau ravageur que les New-Yorkais livrent ici. Ces riffs dynamiques qui galopent avec une fougue et une intensité rarement entendue chez le combo tartinent la tronche avec une grâce infinie. Alors que ce morceau conte avec beaucoup de relief un accident de voiture que John Petrucci a vécu lorsqu'il était enfant, ses cavalcades démentielles donneront – et c'est bien là tout son paradoxe – l'irrépressible envie d'appuyer sur le champignon lorsque vous aurez la mauvaise idée de l'écouter en voiture. Pas de doute, même malgré le tube un peu formaté « A Rite of Passage » ou encore la ballade un peu random « Wither », qui montrent que le groupe n'a pas tout à fait évacué ses gimmicks de composition un peu faciles,
Dream Theater est de retour pour péter des dents.
Il livre sur cet album des morceaux qui font partie des meilleurs de ce cycle entamé avec
Six Degrees of Inner Turbulence en 2002. « The Best of Times » fait fermer les bouches qui manifestaient de plus en plus contre son auguste guitariste, lui reprochant notamment de donner dans un shred « automatique », « sans âme » depuis plusieurs albums. Le solo avec lequel il conclut ce morceau résolument progressif qui lorgne davantage vers l'idole absolue du groupe
Rush fait certainement partie des meilleurs qu'il a pondu dans sa carrière. Voilà, vos gueules maintenant. Par ailleurs, ses paroles profondément touchantes consistent en un hommage de Mike Portnoy à son père Howard, décédé d'un cancer durant l'écriture de l'album. Il se distingue là encore, comme il l'avait fait sur
« A Change of Seasons », en honneur de sa mère, par une écriture pudique et terriblement émouvante :
« Thank you for the inspiration
Thank you for the smiles
All the unconditional love
That carried me for miles »
C'est aussi ça,
Dream Theater, depuis bientôt 25 ans. La capacité d'émouvoir avec des choses simples, des moments difficiles de la vie. À l'évidence, tout sonne terriblement vrai et authentique. Tout comme la conclusion attendue de « The Twelve-Step Suite », « The Shattered Fortress ». En un mot comme en cent, ce morceau terriblement épique fait partie des tous meilleurs de cette suite, si ce n'est le meilleur! Alors d'accord les zouzous, il n'y a quasiment aucun riff original sur celui-ci. Je soupçonne d'ailleurs les New-Yorkais d'être allé faire les fonds de tiroir de
Liquid Tension Experiment, le projet instrumental de Mike Portnoy, John Petrucci, Jordan Rudess mené avec Tony Levin pour relancer l'ensemble. Mais tout fonctionne admirablement bien ici. Le tempo pulse dès l'introduction, alors que retentit une autre tentative un peu éventée d'incruste dans le metal extrême. Passé ce premier motif, qu'est-ce que ça groove, bordel de merde! Le milieu du morceau, porté aux cimes par un duel de solo dantesque entre John Petrucci et Jordan Rudess est totalement enlevé et délirant. Dément.
Dream Theater se retrouve enfin, au grès de riffs connus par cœur certes, mais agencés avec tellement de grâce et de brio! Même le pont plus atmosphérique et contemplatif bardée de voix samplées introspectives fonctionne à merveille et me fout systématiquement à terre. Lorsque Jordan Rudess y ajoute de l'orgue hammond délicieusement rétro lors du live
Breaking the Fourth Wall à Boston en 2014, je suis propulsé dans les étoiles... extraordinaire, ce que ces quelques notes apportent à ce morceau. Tout comme les patterns revisités par le successeur de son créateur à la barbe bleue, d'ailleurs. Mais je m'égare. Alors que retentit avec une majesté fulgurante le riff final de la dernière étape de sa rédemption, « XII. Responsible » et ses paroles revanchardes portées par un James LaBrie qui renouvelle magnifiquement ses lignes de chant...
« I am responsible, when anyone, anywhere reaches out for help.
I want my hand to be there! »
… je suis définitivement conquis, marqué au fer rouge par ce morceau qui a toujours su me rappeler à quel point
Dream Theater compte pour moi, malgré les années qui passent. Son rappel final à « The Glass Prison », comme un miroir (n'est-ce pas finalement cet objet qui avait lancé cette ambition chez Mike Portnoy ?), conclut avec application cette pièce progressive intergalactique. Les New-Yorkais en ont fini avec la légendaire « The Twelve-Step Suite ». Ils n'oublient pas non plus de convoquer d'autres de leurs maîtres à penser absolus,
Pink Floyd lors d'un long pont atmosphérique dans le morceau final de cet opus, « The Count of Tuscany », dans lequel John Petrucci fait chanter sa guitare avec une inspiration cristalline et astrale, certes un peu emphatique, mais terriblement olympienne. Ces quelques notes de clavier qu'il sublime avec sa guitare aérienne finissent de nous rappeler à nous autres, sombres mortels, l'incroyable guitariste qu'il demeure. Ce morceau enlevé et changeant qui évoquera lui aussi
Rush est une autre grande réussite et achève ce disque avec pertinence. À l'heure du bilan,
Black Clouds & Silver Linings venait donc relancer le train
Dream Theater avec énergie et caractère en 2009. Il ne faudrait pas qu'un événement dramatique le fasse dérailler, n'est-ce pas ? « Could this be the end ? », chante d'ailleurs un James LaBrie prémonitoire. Ceci, chers lecteurs, nous le verrons au prochain épisode.
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