19 février 2002, Barcelone.
Dream Theater, après avoir répété pendant des semaines, joue l'intégralité de l'album
Master of Puppets (1986) de
Metallica en concert. En effet, le leader et batteur du groupe, Mike Portnoy, qui est un die hard forcené du groupe, pousse ses petits camarades vers cet hommage qu'il sortira sous la forme d'un « bootleg officiel » deux ans plus tard sur son label Ytse Jam (avec
The Number of the Beast et
The Dark Side of the Moon notamment). Le résultat n'est pas ce qu'on pourrait appeler une franche réussite : James LaBrie, le chanteur, est complètement aux fraises, balançant sa voix visiblement souffrante entre une imitation ratée de James Hetfield et de multiples envolées malheureuses. Les autres, Jordan Rudess (claviers), John Petrucci (guitares) – qui se partagent les soli emblématiques avec équité – et John Myung (basse) la jouent très scolaire, ne se permettent que peu d'aventures mais restituent avec dévotion les riffs cultes du quatuor californien. Tous se sont tellement éclatés qu'ils décident d'entrer dans une phase pendant laquelle ils vont religieusement poncer les cinq premiers disques des légendes du thrash metal, pour lesquels vous pouvez vous référer – religieusement vous aussi – aux chroniques de l'ami Keyser, avec lequel je partage par ailleurs toutes les analyses, sur votre webzine préféré.
Marqués à vif par cette remuante expérience de composition, les New-Yorkais sortent
Train of Thought un an plus tard, en 2003. S'ils avaient déjà haussé le ton sur leur précédent disque, cette influence transpire par tous les pores de ce nouvel opus, à tel point que Mike Portnoy, avec peut-être un brin d'ego, déclare qu'il est « l'album que
Metallica aurait dû faire ». Force est de constater (et c'est là que Keyser va sans doute me tomber dessus) qu'il a parfaitement raison. Bien que la frontière entre hommage et plagiat soit parfois ténue chez
Dream Theater, le culte aveugle qu'ils vouent aux Four Horsemen a quelque-chose de singulièrement touchant, un peu comme des gosses qui s'amuseraient à singer leur groupe préféré dans leur garage. Et qu'est-ce que ça s'entend sur « This Dying Soul », deuxième partie de la « Twelve-Step Suite » débutée lors du précédent disque,
Six Degrees of Inner Turbulence (2002)! Cette cavalcade résolument thrash metal sur laquelle James LaBrie et ses choristes « cosplayent » les intonations vocales de James Hetfield me donnerait presque la larme à l'oeil, dans un mélange d'admiration et de bienveillance. Que ce soit clair dès à présent, je suis dans l'incapacité la plus totale de critiquer
Dream Theater pour l'« inspiration corner » évidente qu'il développe sur cet album.
Au contraire même, ce feeling impulsé par l'ombre de
Metallica tire leur metal progressif vers le haut. Plus globalement, c'est effectivement « un concentré de guitares très grasses et lourdes », comme le disait pj666, auguste auteur en son temps de la première chronique de ce disque sur Thrashocore, qui vient envahir nos oreilles pour cet opus à la production absolument impeccable qui fait la part belle aux guitares de John Petrucci. Dès « As I Am », tube à vocation universelle, les New-Yorkais donnent le ton : les gros vibrato de sa sept-cordes emblématique révèlent le riffing racé, classieux et résolument sombre qu'ils veulent offrir à leur « train de la pensée » à la pochette et au livret évocateurs. Ces tons sombres, monochromes de noir et de gris, inhabituels chez le combo, étaient déjà révélateurs de leur nouvelle orientation. Ces mains qui s'entrelacent et ces scènes de sable mystérieuses composées par l'extraordinaire photographe Jerry Uelsmann sont aussi sublimes qu'intrigantes, en tout cas. En toute cohérence avec ces habits d'apparat, les paroles de cet opus, composées par Mike Portnoy et John Petrucci, traitent de souffrances diverses avec une belle acuité. Ce dernier nous parle de la douloureuse perte de l'être aimé dans « Endless Sacrifice » et du terrible destin des terroristes kamikazes dans « In The Name of God », évoquant à l'évidence des plaies encore ouvertes par le 11 septembre 2001. Quant au premier, il continue sa thérapie dans « This Dying Soul » et évoque son enfance difficile dans « Honor Thy Father », baladée entre le divorce subi dès son plus jeune âge et les multiples violences infligées par son beau-père, désigné par le terrible « rotted root of the family ». Une admirable fresque sur la maltraitance infantile. Et alors que retentit l'extatique, presque chuchoté...
« DON'T CROSS THE CROOKED STEP ! »
… l'auditeur réalise dans quel chef-d'oeuvre il est embarqué. L'énormissime « breakdown » parsemé de samplers qui lui succède ne fait que confirmer ce sentiment et compte parmi les moments décisifs qui m'ont rendu irrémédiablement accro au groupe, me dressant systématiquement les poils à chaque réécoute. Le corps parle, plus que jamais. Cette crash de Mike Portnoy et ce « palm mute » ravageur de John Petrucci! Cet album cartonne décidément tout sur son passage et offre des moments de grâce extraordinaires : la mélodie jouée à deux par John Petrucci et Jordan Rudess sur « Endless Sacrifice » après leur solo joint à 7'50'' soutenu par les ronflements de la basse de John Myung, qui précède le break orgasmique à 8'10'', voilà un diamant d'émotions plurielles, porté par une virtuosité éclatante au service d'une musicalité extraordinaire qui tire le disque comme le groupe vers les sommets. Quant à James LaBrie, il réveille le géant qu'il était dans les années 90, non pas avec les envolées lyriques qu'il dispensait jadis, mais avec des innovations que je persiste à observer, malgré le recul des années, avec un œil des plus bienveillants (vous ne trouverez d'ailleurs que peu de piques adressées à celui qui deviendra « The Pirate » dans leur cœur des fans, déso les kheys). Du hip hop teinté de reverb et des hurlements rageurs sur « Honor Thy Father », mais aussi des lignes de chants totalement emblématiques et confondantes de tristesse :
« I'm so far away and so alone,
I need to see your face to keep me sane, to make we whole. »
Voilà qu'« Endless Sacrifice » vient me remettre au sol. De même, l'écrin que lui sculpte le violoncelle d'Eugene Friesen sur la brève ballade « Vacant » lui sied à merveille, lui qui sait si bien se faire intimiste et touchant, se mettre en retrait, mais aussi se téléporter au niveau que ses géniaux et créatifs collègues exigent, apportant à leurs compositions un souffle terriblement épique. Il n'y a qu'à l'entendre dispenser ce refrain céleste sur « In The Name of God » :
« Listen when the prophet speaks to you, killing in the name of God!
Passion twisting faith into violence, in the name of God! »
… pour vibrer avec lui et ne plus douter de l'immense chanteur qu'il est, en studio tout du moins. Il est de mon devoir de constater qu'il a plus de difficultés à porter ces hymnes grandiloquents en live, notamment celui qui a servi à promouvoir cet album, l'excellent
Live at Budokan de 2004. Pour l'heure, sa voix inonde de classe et d'émotions le grand final de cet album, alors que sonnent les cloches et le piano fatidiques de Jordan Rudess. Je ne peux laisser mon prédécesseur reléguer son clavier « au second plan » voire proche du « chômage technique », tant le « Keyboard Wizard » démontre sa virtuosité magistrale sur l'instrumental « Stream of Consciousness » et ses soli extraordinaires au piano et aux tonalités caractéristiques des Korg qu'il utilise comme signature depuis 3 albums. De manière générale, le divin chauve marque cet opus de son empreinte, jusqu'à se fendre là encore, incorrigible coquinou, de l'une de ses salves burlesques sur « Endless Sacrifice ». En tout cas, avec son génie, « Stream of Consciousness » fait une entrée fracassante au panthéon des meilleurs instrumentaux du groupe. Il doit également sa réussite aux clins d'oeil insistants qu'il adresse à « Orion » dans certains plans où Mike Portnoy rend à Lars Ulrich son mérite avec une touchante simplicité. Ce morceau figure d'ailleurs dans la liste des « 10 meilleurs morceaux instrumentaux du metal » qu'il a publié sur Revolver Mag il y a quelques jours, le 28 janvier 2021.
Pourtant, malgré l'aura qui plane dans les recoins de cet album,
Dream Theater n'oublie pas de sortir de son auguste influence californienne. Sa créativité demeure exacerbée, incontrôlable, comme le montrent les rythmes hispanisants entrepris sur « In The Name of God », à l'image de cette basse délicieusement « salsa » de John Myung sur laquelle John Petrucci répand un solo dévastateur que mon « sensei » du metal et moi n'avions de cesse de contempler avec une profonde admiration. Il est évidemment resté dans les annales. Jordan Rudess lui répond d'ailleurs dans un solo tout aussi incroyable de virtuosité. Leur passe d'armes anthologique me fera toujours l'effet d'un duel de titans, dans lequel la maîtrise technique absolue n'oublie jamais le feeling. De même, si les New-Yorkais saluent les Californiens avec une courtoisie appuyée dans « This Dying Soul », ils n'oublient pas le « cahier des charges » imposé par leur batteur dans la tyrannique « Twelve-Step Suite », c'est-à-dire des références persistantes à des riffs déjà mijotés sur « The Glass Prison ». Leur inspiration débordante ne s'arrête pas là et offre d'autres moments d'anthologie. « Stream of Consciousness » et « Endless Sacrifice » restent avant tout marqués par leur sceau majestueux :
Comme le soulignait pj666, qui a eu le mérite de le chroniquer ici peu de temps après sa sortie (j'avais lu sa prose à l'époque en me saignant compulsivement ce disque, occasionnant ma découverte de ce qui est devenu quelques années plus tard mon webzine préféré),
Train of Thought « aura marqué la discographie de
Dream Theater d'un album sévèrement burné tout en gardant sa personnalité de groupe progressif ». Il avait parfaitement raison, lui aussi. Je serai éternellement reconnaissant aux collègues de Thrashocore qui m'ont autorisé à réécrire cette chronique pour laquelle j'ai gardé un profond respect. Pour sa portée historique chez moi, pour le retentissement immense qu'il a eu des années durant dans mon mange-disque, pour le nombre de fois que j'ai poncé ce chef-d'oeuvre absolu du metal, je me vois irrémédiablement condamné à lui attribuer deux points de plus que la note initialement administrée par mon aîné. Aujourd'hui, ce disque a encore bien des vertus : il me remet systématiquement d'aplomb, me permet de me dépasser et m'offre ce supplément d'énergie nécessaire pour donner le meilleur de moi-même. Ne me reste maintenant qu'à l'écouter encore et encore, religieusement à mon tour, des années durant. Voilà de quoi rendre ses lettres de noblesse à un classique intemporel.
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