Black Sabbath - Master of Reality
Chronique
Black Sabbath Master of Reality
Dix sept, c’est le nombre de mois qui séparent la sortie de Master of Reality, troisième opus de Black Sabbath, de celle du premier album éponyme. Entre temps, le groupe avait commencé à se faire un nom par des tournées assez nombreuses de deux côtés de l’Atlantique, a eu son premier gros succès commercial avec la sortie du single Paranoid, défrayé la chronique par sa musique et l’orientation satanique supposée de cette dernière, et sortit aussi un deuxième album avec l’excellent Paranoid. Après un concert triomphal au Royal Albert Hall, à Londres, en janvier mille neuf cent soixante et onze, le groupe retourne s’enfermer en studio et a, pour une fois, plus de temps pour composer et enregistrer, contrairement à l’album précédant. Une certaine pression commençait aussi à s’abattre sur les épaules des Brummies, beaucoup de fans de heavy/hard rock avaient été déçus pour le troisième album de Led Zeppelin sorti l’année précédente et qui comprenait une seconde face entièrement acoustique. Qu’à cela ne tienne, Tony Iommi rassura ses ouailles en annonçant que ce troisième album allait être l’album le plus heavy du groupe - comme quoi, même cette assertion, que l’on retrouve très souvent dans les interviews de groupes de metal, c’est Tony Iommi qui en est à l’origine, là aussi. Et le guitariste moustachu n’avait pas menti sur le contenu de cet album, mais il n’avait pas prévenu que cela allait être l’un des tous meilleurs de Black Sabbath, toutes périodes confondues.
Pour se faire, le groupe n’a pas changé une équipe qui gagne et s’est enfermé dans les studios Island de Londres sous la houlette, une nouvelle fois, de Rodger Bain, celui qui avait produit les deux premiers albums, leur dernière collaboration d’ailleurs, avant que ce dernier ne prenne sous sa houlette Budgie et Judas Priest. Si le groupe a donc eu plus de temps pour peaufiner ses compositions, il n’en a pas moins gardé une certaine énergie et une grande efficacité, l’on n’est pas encore dans certaines grandiloquences qui interviendront par la suite. Et si je parle d’efficacité, nul doute qu’un titre comme Sweat Leaf ou, mieux encore, Children of the Grave sauront vous marquer à vie par leurs rythmes entêtants, les lignes de basse de Geezer Butler qui virevoltent entre les riffs majestueux de Tony Iommi, les rythmiques bourrues de Bill Ward et l’excellent chant d’Ozzy Osbourne. Et si cet album comprend deux instrumentaux, tous deux de parfaites introductions pour les titres qui les succèdent, entre cette angoissante montée aux guitares de Embryo menant à Children of the Grave, et la magistrale acoustique Orchid - Mikael, t’es déjà là? - qui permet de souffler avant de passer à Lord of this World, les six véritables chansons sont de véritables pépites, aussi hétéroclites que mémorables. Dans tous les cas, il n’y a pas de perte d’inspiration de la part du quatuor, et la pression que tout le monde semble leur mettre ne les atteint pas, en tout cas pas pour le moment, cela se verra surtout au moment de composer Sabbath Bloody Sabbath, mais nous n’en sommes pas encore-là.
Mais ce n’est pas cela qui va être le fait le plus saillant de Master of Reality. Dans sa chronique de Black Sabbath, le sieur Rivax se posait la question de savoir ce qu’il s’était passé entre Paranoid et ce troisième album, pour que le groupe passe encore un échelon supplémentaire dans sa maestria. Pour cela il faut se rappeler de la blessure à la main de Toni Iommi quelques années auparavant et le fait qu’il a pu se remettre à jouer normalement en se confectionnant ses fameuses prothèses et en prenant des cordes plus souples pour sa guitare. Mais c’est justement au début de l’année mille neuf cent soixante et onze qu’il va avoir l’idée de détendre ses cordes pour moins fatiguer ses doigts. Il va donc passer d’un accordage standard à un accordage trois demi tons en dessous, passant du mi au do dièse. Cela peut paraître comme étant purement anecdotique, tout en sachant que d’autres guitaristes de l’époque étaient assez friands d’open tunings, mais personne n’avait eu l’idée, à époque, c’est à dire il y a plus de cinquante ans, de jouer aussi bas et donc d’avoir un son encore plus lourd et des sonorités encore plus sombres qu’auparavant. Et c’est en cela que c’est un coup de génie, car en adoptant cet accordage, Tony Iommi, suivi par Geezer Butler, va montrer la voie à tellement de groupes, et pas seulement pour les sphères du doom metal et du stoner dont il pose ici les jalons définitifs au final, pour ne pas dire le véritable acte de naissance, mais pour de nombreuses formations de metal. C’est pourtant l’un des aspects du groupe qui semble être oublié de nos jours, mais qui a pourtant eu un héritage plus que conséquent.
C’est donc avec un son encore plus lourd que le quatuor se présente en juillet de cette année mille neuf cent soixante et onze, mais également un peu moins poli et plus sale je trouve, et j’aurais bien aimé pouvoir observer les réactions des personnes qui ont découvert cet album à cette époque où le folk et tout ce qui tournait autours de la culture hippy étaient en vogue. L’on avait ici un album qui allait totalement dans le contre sens de tout ceci avec une musique à la fois plus menaçante, plus austère d’une certaine manière, mais aussi plus anxiogène et chantant sur des thématiques tantôt mystiques - Lord of this World, After Forever -, tantôt plus ancrées dans la réalité des choses - Children of the Grave, Into the Void -, voire plus personnelles avec Solitude. Pour le coup, même s’il n’est pas l’auteur des paroles, vu que c’est Geezer Butler qui s’en charge, pour l’essentiel, Ozzy Osbourne n’a jamais aussi bien chanté. Il a évidemment sa diction si particulière, quelques gimmicks qui seront tellement repris par la suite « All right now », « Oh yeah », - et ce n’est pas Tonton Lee qui me contredira sur ce sujet -, mais il affiche des progrès assez surprenants, étant capables de monter encore plus haut que précédemment, là où l’on aurait pu s’attendre à quelque chose qui suive la donne des accordages. Il n’en est rien et il épouse parfaitement des textes plus sombres et moins dans la fantasy et le satanisme que précédemment, et collant bien au titre même de l’album: Master of Reality.
Mais ce qui va être surtout la réalité de cet album c’est la prestation globale des quatre musiciens, plus soudés que jamais, qui font de cet album un Black Sabbath hétérogène sur ses quelques trente quatre minutes. Évidemment, maître Tony Iommi est époustouflant de bout en bout car il enquille riffs spectaculaires sur riffs spectaculaires. L’on reste encore soufflé plus d’un demi-siècle après par tous ces titres qui s’enchainent et qui ne comprennent pas l’once d’un riff ou d’un passage mauvais. C’est assez hallucinant. Et c’est surtout là que l’on voit bien la transition entre le hard rock puissant et alourdi des deux premiers albums à cet heavy metal dont l’adjectif pour le décrire n’est pas anodin. Il suffit d’écouter ne serait-ce que ce passage médian au milieu de Children of the Grave et encore plus le titre Into the Void pour s’en rendre compte. Ils nous avaient déjà fait le coup avec le titre éponyme, mais là l’on sent bien tout le poids que vont avoir ces titres sur le metal dans les années à venir. Mais Iommi n’est pas le seul à être magistral sur cet album, car Black Sabbath ne serait sans doute pas pareil s’il n’y avait Geezer Butler pour le contrebalancer. Et il reste pour moi l’un des meilleurs bassistes du metal et cet album ne fait pas exception à sa légende. Lui aussi s’est affirmé de ses influences jazz et blues, au même titre que Iommi et qui sont absentes sur cet album, pour nous proposer un remarquable travail. Il suit aussi bien son acolyte sur de nombreux riffs, rendant l’ensemble évidemment bien plus compact et lourd, mais s’affirme toujours autant par ses lignes de basse qui viennent enrichir chaque titre, avec des passages mémorables et marquants - il suffit de voir comment j’ai pu me faire de la corne sur mes doigts en apprenant Lord of this World ou Children of the Grave.
Si Master of Reality ne comporte que six vraies chansons, elles sont toutes excellentes et marquantes. Cela commence d’ailleurs avec Sweet Leaf et son groove imparable, car c’est aussi une des grandes constantes de cet album, et l’on peut mettre dans cette gamme After Forever et Lord of this World. Mais ce titre n’aurait sans doute pas été le même sans un incident durant l’enregistrement de cet album. Tony Iommi venait de finir ses prises pour le titre Orchid, l’enregistreur tournait encore, quand Ozzy lui passa un joint, - le cannabis était encore la substance illicite consommée par le quatuor à l’époque -, et Iommi tira dessus et ne pu s’empêcher de tousser. Cela donna l’idée d’écrire le titre Sweet Leaf, en référence au slogan publicitaire d’une marque de tabac, le groupe étant complètement défoncé quand il composa et enregistra ce titre: l’acte de naissance du stoner? Dans tous les cas, sur des bases mid tempo et avec un riff aussi simple, traînant qu’extraordinaire, le groupe se lance dans une ode au cannabis, et se laisse toutefois aller dans une belle accélération en son milieu. Si le titre est assez fédérateur, il a la particularité de ne pas avoir de refrains en son sein, une constante que l’on retrouvera fréquemment chez ce groupe et surtout sur cet album. Rodger Bain ayant conservé sur bande la fameuse toux de Iommi lorsqu’il fuma ce fameux joint suggéra de l’ajouter en introduction de ce titre, un sample et donc une quinte de toux qui resteront à jamais dans le panthéon du metal.
Efficacité et groove, comme dit précédemment, sont aussi au menu d’After Forever et de Lord of This World. Deux titres où la basse de Geezer va évidemment se faire remarquer par ses à côté et ses épanchements solitaires. Le premier va être l’occasion pour le quatuor de torde le cou à l’image de satanistes qui leur est accolée depuis le premier album, avec une de leur première chanson ouvertement pro-chrétienne, ce qui surprend un peu, même si le titre ne respire pas l’euphorie non plus. Pour autant, l’on y trouve un riff principal assez tendu de la part de Iommi et une partie centrale plus martelante, rappelant bien que les effets d’annonce concernant cet album n’étaient pas des paroles en l’air. Lord of this World est donc un contrepied parfait puisque l’on retourne vers quelque chose de plus luciférien dans le propos, comme quoi le groupe aimait aussi jouer avec les contrastes. Musicalement, cette composition est un standard de ce que sera le stoner deux décennies plus tard, avec ce groove nonchalant, cette partie centrale à tomber par terre, et un sentiment de coolitude qui découle de ce titre vraiment imparable. Pour le coup, l’on ne s’éloigne pas tant que cela du contenu de certains titres présents sur les deux premiers albums, mais là où certains pouvaient être un peu anecdotiques, l’on a ici une forme de maturité et une cohésion à toute épreuve. Et surtout, le fait d’avoir un son plus lourd rend l’ensemble tout à la fois frais et original. Mais si ces titres ont peut être une atmosphère plus enjouée, ce n’est pas ce qui ressort principalement de cet album.
Master of Reality est clairement ancrée dans une réalité assez sombre et en cela, le fait que les quatre musiciens viennent de cette cité ouvrière qu’est Birmingham n’est sans doute aucunement anodin dans cet aspect plus sombre que revêt sa musique. Et c’est ce côté plus noir qui ressort de la moitié des titres composants cet album. Comme dit plus haut, Embryo, en à peine trente secondes, lance parfaitement les hostilités pour Children of the Grave, avec quelque chose d’assez angoissant dans cette montée, reprenant pourtant des motifs médiévaux, mais ici ils annoncent plutôt des calamités que des moments de félicité. Il me faudrait presque une chronique entière pour vanter les mérites de Children of the Grave, tant ce titre est parfait et prend un tournure plus agressive. Plus agressive déjà dans cette introduction menaçante, avant que le groupe ne s’emballe avec un riff principal qui est quasiment annonciateur du thrash metal, avec une décennie en avance. Si le titre est très entraînant, comme le parfait parallèle avec les paroles du texte, très pessimistes et tellement actuelles, il comprend une partie centrale où le groupe ralentit le rythme pour se faire encore plus pernicieux, avant de reprendre sa marche en avant. Et il faut dire que ce ralentissement est on ne peut mieux maîtrisé, mettant bien en valeur ce fameux riff principal et sa mélodie. Ce d’autant que Bill Ward y fait des merveilles. Et l’on a ici un Black Sabbath qui se veut plutôt témoin de son monde, et se faisant sans doute écho des émeutes et révoltes qui émaillaient son époque, pour un rendu vraiment parfait.
Ce ne sera d’ailleurs pas le seul instant sombre de cet album et son final va prendre cette coloration. Cela passe d’abord par cette ballade magnifique qu’est Solitude. Si certains avaient du être admiratifs devant les motifs apaisés et voyageurs de Planet Caravan, ils ont du être surpris par cette ballade bien dépressive, et sans doute la plus belle jamais composée par le groupe. Si la batterie se fait absente, l’on retrouve une très belle ligne de basse, des accords magnifiques de la part de Iommi et une flûte traversière donnant un aspect désabusé et nostalgique à l’ensemble. Il n’est pas du tout question de joie, mais bien de déprime et d’introspection sur ce titre qui porte finalement très bien son nom et qui ne tombe jamais dans le pathos, tant c’est écrit avec une certaine finesse. Cela donne le ton pour le dernier titre de l’album, l’un des plus lourds qu’a jamais composé le quatuor avec Into the Void. Là encore, l’accordage plus bas fait des miracles avec des riffs époustouflants, parmi les meilleurs du groupe, et un titre qui allie tout autant le côté menaçant d’un Children of the Grave, il suffit d’entendre le riff principal et cette accélération ultime en son milieu, que le côté désabusé de Solitude. Si ce titre n’a pas pris une ride d’un point de vu musical, et dont la construction atypique en fait aussi tout son charme et son intérêt, avec cette introduction plus longue que de coutume et son final magistral, c’est aussi le cas au niveau des textes qui parlent de pollution, dont ce fameux « Rocket engins burning fuel so fast », et qui contiennent quasiment tout le pitch du film Interstellar. En tout cas ce titre aura marqué plus d’une formation, et c’est sans aucun doute Kyuss qui sera la seule formation à être parvenue à le sublimer.
Inutile d’insister sur le fait que Master of Reality est un chef d’oeuvre et constitue à mes yeux le meilleur album de Black Sabbath. Master of Reality va bien au-delà des deux premiers albums, pourtant tous les deux excellents et séminaux, mais il y a tout autant d’audace, et notamment ce choix pour ce fameux accordage plus grave, que d’inspiration, car il n’y a aucun moment faible sur cet album. Outre huit compositions sensationnelles et qui n’ont rien perdu de leur aura un demi-siècle plus tard, j’en retiens également l’affirmation d’un quatuor au fait de ses capacités et qui a été capable de les mettre au service de leur musique et de leur créativité. Avec Master of Reality, Black Sabbath a bien plus que confirmé que les albums Black Sabbath et Paranoid n’étaient pas des feux de pailles, il a affirmé qu’il allait falloir compter sur lui pour continuer de fasciner les masses avec son heavy metal intemporel et unique, et d’aller à contre-courant de l’ambiance générale de son époque. Surtout, cet album a définitivement ouvert une porte pour des lendemains musicaux qui seront à jamais redevables de ce troisième album en tout point magistral.
DONNEZ VOTRE AVIS
Vous devez être enregistré(e) et connecté(e) pour participer.
AJOUTER UN COMMENTAIRE
Par Keyser
Par Lestat
Par Lestat
Par Sosthène
Par Sosthène
Par MoM
Par Jean-Clint
Par Sosthène
Par AxGxB
Par Deathrash
Par Sikoo
Par Jean-Clint
Par Troll Traya
Par alexwilson
Par Sosthène